– Lisez le papier ! criaient les hommes et femmes pleurant. Nele est brave ! lisez le papier ! Katheline n’est point sorcière,
Et le greffier lut :
« À Hilbert, fils de Willem Ryvish, écuyer, Joos Damman écuyer, salut.
» Benoît ami, ne perds plus ton argent en brelans, jeu de dés et autres misères grandes. Je te vais dire comment on en gagne à coup sûr. Faisons-nous diables, diables jolis, aimés de femmes et de fillettes. Prenons les belles et riches, laissons les laides et pauvres, qu’elles payent leur plaisir. Je gagnai en ce métier, en six mois, cinq mille rixdaelders au pays d’Allemagne. Les femmes donneraient leurs cottes et chemises à leur homme quand elles l’aiment ; fuis les avares au nez pincé qui mettent temps à payer leur plaisir. Pour ce qui est de toi et pour paraître beau et vrai diable incube, si elles t’acceptent pour la nuit, annonce ta venue en criant comme un oiseau nocturne. Et pour te faire une vraie face de diable, diable terrifiant, frotte-toi le visage de phosphore, qui brille par places quand il est humide. L’odeur en est mauvaise, mais elles croiront que c’est odeur d’enfer. Tue qui te gêne, homme, femme ou animal.
» Nous irons bientôt ensemble chez Katheline, belle gouge, débonnaire, sa fillette Nele, une mienne enfant si Katheline me fut fidèle, est avenante et mignonne ; tu la prendras sans peine ; je te la donne, car il ne me chault de ces bâtardes qu’on ne peut avec assurance reconnaître pour son fruit. Sa mère me bailla déjà plus de vingt-trois carolus, tout son bien. Mais elle cache un trésor, qui est, si je ne suis sot, l’héritage de Claes, l’hérétique brûlé à Damme : sept cents florins carolus sujets à confiscation, mais le bon roi Philippe, qui fit tant brûler de ses sujets pour hériter d’eux, ne put mettre la griffe sur ce doux trésor. Il pèsera plus en ma gibecière qu’en la sienne. Katheline me dira où il est ; nous le partagerons. Tu me laisseras seulement la plus grosse part pour la découverte.
» Quant aux femmes, étant nos serves douces et esclaves amoureuses, nous les mènerons au pays d’Allemagne. Là, nous les enseignerons à devenir diables femelles et succubes, enamourant tous les riches bourgeois et nobles hommes ; là, nous vivrons, elles et nous, d’amour payé en beaux rixdaelders, velours, soie, or, perles et bijoux ; nous serons ainsi riches sans fatigues et, à l’insu des diables succubes, aimés des plus belles, nous faisant toujours payer au demeurant. Toutes les femmes sont sottes et niaises pour l’homme pouvant allumer ce feu d’amour que Dieu leur mit sous la ceinture. Katheline et Nele le seront plus que d’autres, et, nous croyant diables, nous obéiront en tout : toi, garde ton prénom, mais ne donne jamais le nom de ton père Ryvish. Si le juge prend les femmes, nous partirons sans qu’elles nous connaissent et nous puissent dénoncer. À la rescousse, mon féal. Fortune sourit aux jeunes gens, comme le disait feue Sa Sainte Majesté Charles-Quint, maître passé ès choses d’amour et de guerre. »
Et le greffier, cessant de lire, dit :
– Telle est la lettre, et elle est signée : Joos Damman, écuyer.
Et le peuple cria :
– À mort le meurtrier ! À mort le sorcier ! Au feu l’affoleur de femmes ! À la potence, le larron !
Le bailli dit alors :
– Peuple, faites silence, afin qu’en toute liberté nous jugions cet homme.
Et parlant aux échevins :
– Je veux, dit-il, vous lire la deuxième lettre trouvée par Nele dans la poche cousue à la cote de Katheline ; elle est ainsi conçue :
« Sorcière mignonne, voici la recette d’une mixture à moi envoyée par la femme même de Lucifer : à l’aide de cette mixture, tu te pourras transporter dans le soleil, la lune et les astres, converser avec les esprits élémentaires qui portent à Dieu les prières des hommes, et parcourir toutes les villes, bourgades rivières, prairies de l’entier univers. Tu broieras ensemble, à doses égales : stramonium, solanum somniferum, jusquiame, opium, les sommités fraîches du chanvre, belladone et datura.
» Si tu le veux, nous irons ce soir au sabbat des esprits : mais il faut m’aimer davantage et n’être plus chicharde comme l’autre soir, que tu me refusas dix florins, disant que tu ne les avais point. Je sais que tu caches un trésor et ne me le veux point dire. Ne m’aimes-tu plus, mon doux cœur ?
» Ton diable froid, HANSKE. »
– À mort le sorcier ! cria le populaire.
Le bailli dit :
– Il faut comparer les deux écritures.
Ce qu’étant fait, elles furent jugées semblables.
Le bailli dit alors aux seigneurs et gentilshommes présents :
– Reconnaissez-vous celui-ci pour messire Joos Damman, fils de l’échevin de la Keure de Gand ?
– Oui, dirent-ils.
– Connûtes-vous, dit-il, messire Hilbert, fils de Willem Ryvish, écuyer ?
L’un des gentilshommes, qui se nommait Van der Zickelen, parla et dit :
– Je suis de Gand, mon steen est place Saint-Michel ; je connais Willem Ryvish, écuyer, échevin de la Keure de Gand. Il perdit, il y a quinze ans, un fils âgé de vingt-trois ans, débauché, joueur, fainéant ; mais chacun lui pardonnait à cause de sa jeunesse. Nul depuis ce temps n’en a plus eu de nouvelles. Je demande à voir l’épée, le poignard et la gibecière du mort.
Les ayant devant lui, il dit :
– L’épée et le poignard portent au bouton du manche les armes des Ryvish, qui sont de trois poissons d’argent sur champ d’azur. Je vois les mêmes armes reproduites sur un écusson d’or entre les mailles de la gibecière. Quel est cet autre poignard ?
Le bailli parlant :
– C’est celui, dit-il, qui fut trouvé planté dans le corps de Hilbert Ryvish, fils de Willem.
– J’y reconnais, dit le seigneur, les armes des Damman : la tour de gueules sur champ d’argent. Ainsi m’ait Dieu et tous ses saints.
Les autres gentilshommes dirent aussi :
– Nous reconnaissons les dites armes pour celles de Ryvish et de Damman. Ainsi nous ait Dieu et tous ses saints.
Le bailli dit alors :
– D’après les preuves ouïes et lues par le tribunal des échevins, messire Joos Damman est sorcier, meurtrier, affoleur de femmes, larron du bien du roi, et comme tel coupable du crime de lèse-majesté divine et humaine.
– Vous le dites, messire bailli, repartit Joos, mais vous ne me condamnerez point, faute de preuves suffisantes ; je ne suis ni ne fut jamais sorcier ; je jouais seulement le jeu du diable. Quant à mon visage clair, vous en avez la recette et celle de l’onguent, qui, tout en contenant de la jusquiame, plante vénéneuse, est seulement soporifique. Lorsque cette femme, vraie sorcière, en prenait, elle tombait ensommeillée et pensait, allant au sabbat, y faire la ronde la face tournée en dehors du cercle et adorer un diable, à figure de bouc, posé sur un autel. La ronde étant finie, elle croyait l’aller baiser sous la queue, ainsi que font les sorciers, pour après se livrer avec moi, son ami, à d’étranges copulations qui plaisaient à son esprit extravagant. Si j’eus, comme elle dit, les bras froids et le corps frais, c’était un signe de jeunesse, non de sorcellerie. Aux œuvres d’amour fraîcheur ne dure. Mais Katheline voulut croire ce qu’elle désirait, et me prendre pour un diable nonobstant que je sois homme en chair et en os, tout comme vous qui me regardez. Elle seule est coupable : me prenant pour un démon et m’acceptant en sa couche, elle pécha d’intention et de fait contre Dieu et le Saint-Esprit. C’est elle donc, et non moi, qui commit le crime de sorcellerie, elle qui est passible du feu, comme une sorcière enragée et malicieuse qui veut se faire passer pour folle, afin de cacher sa malice.