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– Ils l’ont tuée, dit-elle.

Et elle lui conta l’histoire de deuil.

Et, se regardant l’un l’autre, ils pleurèrent d’amour et de douleur.

Et au festin ils burent et mangèrent et Lamme les regardait dolent, disant :

– Las ! ma femme, où es-tu ?

Et le prêtre vint et maria Nele et Ulenspiegel.

Et le soleil du matin les trouva l’un près de l’autre dans leur lit d’épousailles.

Et Nele reposait sa tête sur l’épaule d’Ulenspiegel. Et quand elle s’éveilla au soleil, il dit :

– Frais visage et doux cœur, nous serons les vengeurs de Flandre.

Elle, le baisant sur la bouche :

– Tête folle et bras forts, dit-elle, Dieu bénira le fifre et l’épée.

– Je te ferai un costume de soudard.

– Tout de suite ? dit-elle.

– Tout de suite, répondit Ulenspiegel ; mais qui dit qu’au matin les fraises sont bonnes ? Ta bouche est bien meilleure.

IX

Ulenspiegel, Lamme et Nele avaient, comme leurs amis et compagnons, repris aux couvents le bien gagné par ceux-ci sur le populaire à l’aide de processions, de faux miracles et autres momeries romaines. Ce fut contre l’ordre du Taiseux, prince de liberté, mais l’argent servait aux frais de la guerre. Lamme Goedzak, non content de se pourvoir de monnaie, pillait dans les couvents les jambons, saucissons, flacons de bière et de vin, et en revenait volontiers portant sur la poitrine un baudrier de volailles, oies, dindes, chapons, poules et poulets, et traînant par une corde derrière lui quelques veaux et porcs monastiques. Et ce par droit de guerre, disait-il.

Bien aise à chaque prise, il l’apportait au navire pour qu’on en fît noces et festins, mais se plaignait toutefois que le maitre-queux fût si ignorant ès-sciences de sauces et de fricassées.

Or, ce jour-là, les Gueux, ayant humé le piot victorieusement, dirent à Ulenspiegel :

– Tu as toujours le nez au vent pour flairer les nouvelles de la terre ferme, tu connais toutes les aventures de guerre : chante-les-nous. Cependant Lamme battra le tambour et le fifre mignon glapira à la mesure de ta chanson.

Et Ulenspiegel dit :

– Un jour de mai clair et frais, Ludwig de Nassau, croyant entrer à Mons, ne trouve point ses piétons ni ses cavaliers. Quelques affidés tenaient une porte ouverte et un pont baissé, afin qu’il eût la ville. Mais les bourgeois s’emparent de la porte et du pont. Où sont les soudards du comte Louis ? Les bourgeois vont lever le pont. Le comte Louis sonne du cor.

Et Ulenspiegel chanta :

Où sont tes piétons ou tes cavaliers ?

Ils sont au bois égarés, foulant tout :

Ramilles sèches muguets en fleur

Monsieur, du Soleil fait reluire

Leurs faces rouges et guerrières,

Les croupes luisantes de leurs coursiers ;

Le comte Ludwig sonne du cor :

Ils l’entendent.

Doucement battez le tambour.

Au grand trotton, bride avalée !

Course d’éclair, course de nue ;

Trombe de fer cliquetant ;

Ils volent, les lourds cavaliers !

En hâte ! en hâte ! à la rescousse !

Le pont se lève. De l’éperon

Au flanc saignant des destriers !

Le pont se lève : ville perdue !

Ils sont devant. Est-ce trop tard ?

Ventre à terre ! bride avalée !

Guitoy de Chaumont, sur son genêt,

Saute sur le pont qui retombe.

Ville gagnée ! Entendez-vous

Sur le pavé de Mons

Course d’éclair, course de nue,

Trombe de fer cliquetant ?

Vive Chaumont et le genêt !

Sonnez le clairon de joie, battez le tambour.

C’est le mois du foin, les prés embaument ;

L’alouette monte, chantant dans le ciel.

Vive l’oiseau libre !

Battez le tambour de gloire.

Vive Chaumont et le genêt !

Or ça, à boire çà.

Ville gagnée !…

Vive le Gueux !

Et les Gueux chantaient sur les navires : « Christ, regarde tes soldats. Fourbis nos armes, Seigneur. Vive le Gueux ! »

Et Nele souriante faisait glapir le fifre, et Lamme battait le tambour, et en haut, vers le ciel, temple de Dieu, s’élevaient les coupes d’or et les hymnes de liberté. Et les vagues, comme des sirènes, claires et fraîches autour du navire, susurraient harmonieuses.

X

Un jour, au mois d’août, jour pesant et chaud, Lamme brassait mélancolie. Son tambour joyeux se taisait et dormait, passant ses baguettes à l’ouverture de sa gibecière. Ulenspiegel et Nele, souriant d’aise amoureuse, se chauffaient au soleil ; les vigies, placées dans les hunes, sifflaient ou chantaient, cherchant des yeux sur la grande mer s’ils ne voyaient point à l’horizon quelque proie. Très-Long les interrogeant, ils disaient toujours : « Niets, rien. »

Et Lamme, blême et affaissé, soupirait piteusement. Et Nele lui dit :

– D’où vient, Lamme, que tu es si dolent ?

Et Ulenspiegel lui dit :

– Tu maigris, mon fils.

– Oui, dit Lamme, je suis dolent et maigre. Mon cœur perd sa gaieté et ma bonne trogne sa fraîcheur. Oui, riez de moi, vous autres qui vous êtes retrouvés à travers mille dangers. Gaussez-vous du pauvre Lamme, qui vit comme un veuf, étant marié, tandis que celle-ci, dit-il montrant Nele, dut arracher son homme aux baisers de la corde, qui sera son amoureuse dernière. Elle fit bien, Dieu soit béni ; mais qu’elle ne rie point de moi. Oui, tu ne dois point rire du pauvre Lamme, Nele, m’amie. Ma femme rit pour dix. Las ! vous autres femelles êtes cruelles aux douleurs d’autrui. Oui, j’ai le cœur dolent ; frappé du glaive d’abandon ; et rien ne le réconfortera, sinon elle.

– Ou quelque fricassée, dit Ulenspiegel.

– Oui, dit Lamme, ou est la viande en ce triste navire ? Sur les vaisseaux du roi, ils en ont quatre fois par semaine, s’il n’y a jeûne, et trois fois du poisson. Quant aux poissons, Dieu me damne si cette filasse – je veux dire leur chair – ne fait autre chose que de m’allumer sans fruit le sang, mon pauvre sang qui s’en ira en eau prochainement. Ils ont bière, fromage, potage et bonne boisson. Oui ! ils ont tout à leurs aises stomacales : biscuit, pain de seigle, bière, beurre, viande fumée ; oui, tout, poisson sec, fromage, semence de moutarde, sel, fèves, pois, gruau, vinaigre, huile, suif, bois et charbon. Nous, l’on vient de nous défendre de prendre le bétail de qui que ce soit, bourgeois, abbé ou gentilhomme. Nous mangeons du hareng et buvons de la petite bière. Las ! je n’ai plus rien : ni amour de la femme, ni bon vin, ni dobbel-bruinbier, ni bonne nourriture. Où sont ici nos joies ?

– Je te le vais dire, Lamme, répondit Ulenspiegel. Oeil pour œil, dent pour dent : à Paris, la nuit de la Saint-Barthélemy, ils ont tué dix mille cœurs libres dans la seule ville de Paris ; le roi lui-même a tiré sur son peuple. Réveille-toi, Flamand ; saisis la hache sans merci : là sont nos joies ; frappe l’Espagnol ennemi et romain partout où tu le trouveras. Laisse là tes mangeailles. Ils ont emmené des victimes mortes ou vivantes vers leur fleuve et par pleines charretées, les ont jetées à l’eau. Mortes ou vivantes, entends-tu. Lamme ? La Seine fut rouge pendant neuf jours, et les corbeaux par nuées s’abattirent sur la ville. À la Charité, à Rouen, Toulouse, Lyon, Bordeaux, Bourges, Meaux, le massacre fut horrible. Vois-tu les bandes de chiens repus se couchant près des cadavres ! Leurs dents sont fatiguées. Le vol des corbeaux est lourd tant ils ont l’estomac chargé de la chair des victimes. Entends-tu, Lamme, la voix des âmes criant vengeance et pitié ? Réveille-toi, Flamand. Tu parles de ta femme. Je ne la crois point infidèle, mais affolée, et elle t’aime encore, pauvre ami : elle n’était point au milieu de ces dames de la cour qui, la nuit même du massacre, dépouillèrent de leurs mains fines les cadavres pour y voir la grandeur ou la petitesse de leur charnelle virilité. Et elles riaient, ces dames grandes en paillardise. Réjouis-toi, mon fils, nonobstant ton poisson et ta petite bière. Si l’arrière-goût du hareng est fade, plus fade est l’odeur de cette vilenie. Ceux qui ont tué font des repas, et, les mains mal lavées, découpent les oies grasses pour offrir aux gentes damoiselles de Paris les ailes, les pattes ou le croupion. Elles ont tâté d’autre viande tantôt, viande froide.