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– Ah ! nous allons mourir ! dit Nele ; j’ai faim.

– Oui, dit tout bas Lamme à Ulenspiegel, le ducaillon de sang a dit qu’étant affamés nous serons plus dociles quand on nous mènera mourir.

– J’ai si faim ! dit Nele.

Le soir, des soldats vinrent et distribuèrent un pain pour six hommes :

– Trois cents soldats wallons ont été pendus sur le marché, dirent-ils. Ce sera bientôt votre tour. Il y eut toujours mariage de Gueux et de potence.

Le lendemain soir, ils vinrent encore avec leur pain pour six hommes :

– Quatre grands bourgeois, dirent-ils, ont été décapités. Deux cent quarante-neuf soldats ont été liés deux à deux et jetés à la mer. Les crabes seront gras cette année. Vous n’avez point bonne trogne, vous autres, depuis le sept juillet que vous êtes ici. Ils sont gourmands et ivrognes, ces habitants du Pays-Bas ; nous autres Espagnols, nous avons assez de deux figues à notre souper.

– C’est donc pour cela, répondit Ulenspiegel, qu’il vous faut faire partout chez les bourgeois quatre repas de viande, volailles, crèmes, vins et confitures ; qu’il vous faut du lait pour laver les corps de vos mustachos et du vin pour baigner les pieds de vos chevaux ?

Le dix-huit juillet, Nele dit :

– J’ai les pieds mouillés ; qu’est-ce ceci ?

– Du sang, dit Ulenspiegel.

Le soir les soudards vinrent encore avec leur pain pour six :

– Où la corde ne suffit plus, dirent-ils, le glaive fait la besogne. Trois cents soudards et vingt-sept bourgeois qui ont pensé s’enfuir de la ville, se promènent maintenant aux enfers avec leurs têtes dans les mains.

Le lendemain, le sang entra de nouveau dans le cloître ; les soudards ne vinrent point apporter le pain, mais seulement considérer les prisonniers disant :

– Les cinq cents Wallons, Anglais et Ecossais décapités hier avaient meilleure trogne. Ceux-ci ont faim sans doute ; mais qui donc mourrait de faim, si ce n’est le Gueux ?

Et de fait, tous pâles, hâves, défaits, tremblants de froide fièvre étaient là comme des fantômes.

Le seize août, à cinq heures du soir, les soudards entrèrent riant et leur donnèrent du pain, du fromage et de la bière. Lamme dit :

– C’est le festin de mort.

À dix heures, quatre enseignes vinrent ; les capitaines firent ouvrir les portes du cloître, ordonnant aux prisonniers de marcher quatre par quatre à la suite des fifres et tambours, jusqu’à l’endroit où on leur dirait de s’arrêter. Certaines rues étaient rouges ; et ils marchèrent vers le Champ de potences.

Par ci, par là, des flaques de sang tachaient les prairies ; il y avait du sang tout autour des murailles. Les corbeaux venaient par nuées de tous cotés ; le soleil se cachait dans un lit de vapeurs, le ciel était clair encore, et dans sa profondeur s’éveillaient timides, les étoiles. Soudain, ils entendirent des hurlements lamentables.

Les soldats disaient :

– Ceux qui crient là sont les Gueux du fort de Fuycke, hors la ville, on les laisse mourir de faim.

– Nous aussi, dit Nele, nous allons mourir. Et elle pleura.

– Les cendres battent sur mon cœur, dit Ulenspiegel.

– Ah ! dit Lamme en flamand, – les soldats de l’escorte n’entendaient point ce fier langage – ah ! dit Lamme, si je pouvais tenir ce duc de sang et lui faire manger, jusqu’à ce que la peau lui crevât, tous et toutes cordes, potences, bancs, chevalets, poids et brodequins ; si je pouvais lui faire boire le sang répandu par lui, et qu’il sortît de sa peau déchirée et de ses tripes ouvertes des éclats de bois, des morceaux de fer, et qu’il ne rendit pas encore l’âme, je lui arracherais le cœur de la poitrine et le lui ferais manger cru et venimeux. Alors, pour sûr, tomberait-il de vie à trépas dans l’abîme de soufre, où puisse le diable le lui faire manger et remanger sans cesse. Et ainsi pendant la toute longue éternité.

Amen, dirent Ulenspiegel et Nele.

– Mais ne vois-tu rien ? dit-elle.

– Non, dit-il.

– Je vois à l’occident, dit-elle, cinq hommes et deux femmes assis en rond. L’un est vêtu de pourpre et porte une couronne d’or. Il semble le chef des autres, tous loqueteux et guenillards. Je vois du côté de l’orient venir une autre troupe de sept : quelqu’un aussi les commande, qui est vêtu de pourpre sans couronne. Et ils viennent contre ceux de l’occident. Et ils se battent contre eux dans le nuage ; mais je n’y vois plus rien.

– Les Sept, dit Ulenspiegel.

– J’entends, dit Nele, près de nous dans le feuillage, une voix comme un souffle disant :

Par la guerre et par le feu,

Par les piques et par les glaives,

Cherche

Dans la moût et dans le sang,

Dans les ruines et les larmes,

Trouve.

– D’autres que nous délivreront la terre de Flandre, répondit Ulenspiegel. La nuit se fait noire, les soudards allument des torches. Nous sommes près du Champ de potences. Ô douce aimée pourquoi m’as-tu suivi ? N’entends-tu plus rien, Nele ?

– Si, dit-elle, un bruit d’armes dans les blés. Et là, au-dessus de cette côte, surmontant le chemin où nous entrons, vois-tu briller sur l’acier la rouge lueur des torches ? Je vois des points de feu des mèches d’arquebuse. Nos gardiens dorment-ils, ou sont-ils aveugles ? Entends-tu ce coup de tonnerre ? Vois-tu les Espagnols tomber percés de balles ? Entends-tu : « Vive le Gueux ! » ? Ils montent courant le sentier, la pique en avant ; ils descendent avec des haches le long du coteau. Vive le Gueux !

– Vive le Gueux ! crient Lamme et Ulenspiegel.

– Tiens, dit Nele, voici des soldats qui nous donnent des armes. Prends, Ulenspiegel, mon aimé. Vive le Gueux !

– Vive le Gueux ! crie toute la troupe des prisonniers.

– Les arquebusiers ne cessent point de tirer, dit Nele, ils tombent comme des mouches, éclairés qu’ils sont par la lueur des torches. Vive le Gueux !

– Vive le Gueux ! crie la troupe des sauveurs.

– Vive le Gueux ! crient Ulenspiegel et les prisonniers. Les Espagnols sont dans un cercle de fer. Tue ! tue ! il n’en reste plus un debout. Tue ! pas de pitié, la guerre sans merci. Et maintenant troussons notre bagage et courons jusqu’à Enckhuyse. Qui a les habits de drap et de soie des bourreaux ? Qui a leurs armes ?

– Tous ! tous ! crient-ils. Vive le Gueux !

Et de fait, ils s’en vont en bateau vers Enckhuyse, où les Allemands délivrés avec eux demeurèrent pour garder la ville.

Et Lamme, Nele et Ulenspiegel retrouvent leurs navires. Et de nouveau les voici chantant sur la mer libre : Vive le Gueux !

Et ils croisent dans la rade de Flessingue.

XIII

Là, de nouveau, Lamme fut joyeux. Il descendait volontiers à terre, chassant comme lièvres, cerfs et ortolans, les bœufs, moutons et volailles.

Et il n’était pas seul à cette chasse nourrissante. Il faisait bon alors voir revenir les chasseurs, Lamme à leur tête, tirant par les cornes le gros bétail, poussant le petit, menant à la baguette des troupeaux d’oies, et portant au bout de leurs gaffes des poules, poulets et chapons nonobstant la défense.

C’était alors noces et festins sur les navires. Et Lamme disait :

– L’odeur des sauces monte jusqu’au ciel, y réjouissant messieurs les anges, qui disent : C’est le meilleur de la viande.

Tandis qu’ils croisaient, vint une flotte marchande de Lisbonne, dont le commandant ignorait que Flessingue fût tombé au pouvoir des Gueux. On lui ordonne de jeter l’ancre, elle est enveloppée. Vive le Gueux ! Tambours et fifres sonnent l’abordage ; les marchands ont des canons, des piques, des haches, des arquebuses.