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Balles et boulets pleuvent des navires des Gueux. Leurs arquebusiers, retranchés autour du grand mât dans leurs fortins de bois, tirent à coup sûr, sans danger. Les marchands tombent comme des mouches.

– À la rescousse ! disait Ulenspiegel à Lamme et à Nele, à la rescousse ! Voici des épices, des joyaux, des denrées précieuses, sucre, muscade, girofle, gingembre, réaux, ducats, moutons d’or tout brillants. Il y a plus de cinq cent mille pièces. L’Espagnol payera les frais de la guerre. Buvons ! Chantons la messe des Gueux, c’est la bataille.

Et Ulenspiegel et Lamme couraient partout comme lions. Nele jouait du fifre, à l’abri dans le fortin de bois. Toute la flotte fut prise.

Les morts ayant été comptés, il y en eut mille du côté des Espagnols, trois cents du côté des Gueux, parmi eux se trouva : le maitre-queux du flibot la Briele.

Ulenspiegel demanda de parler devant Très-Long et les matelots : ce que Très-Long lui accorda volontiers. Et il leur tint ce discours :

– Messire capitaine, et vous compères, nous venons d’hériter de beaucoup d’épices, et voici Lamme, la bonne bedaine, qui trouve que le pauvre mort qui est là, Dieu le tienne en joie, n’était pas assez grand docteur en fricassées. Nommons-le en sa place, et il vous préparera de célestes ragoûts et des potages paradisiaques.

– Nous le voulons, dirent Très-Long et les autres, Lamme sera le Maître-Queux du navire. Il portera la grande louche de bois pour écarter les mousses de ses sauces.

– Messire capitaine, compères et amis, dit Lamme, vous me voyez pleurant d’aise, car je ne mérite point un si grand honneur. Toutefois, puisque vous daignez recourir à mon indignité, j’accepte les nobles fonctions de maître ès arts de fricassées sur le vaillant flibot la Briele, mais en vous priant humblement de m’investir du commandement suprême de cuisine, de telle façon que votre Maître-Queux, – ce sera moi, – puisse par droit, loi et force, empêcher un chacun de venir manger la part des autres.

Très-Long et les Gueux s’écrièrent :

– Vive Lamme ! tu auras droit, loi et force.

– Mais j’ai, dit-il, autre prière à vous faire humblement ! je suis gras, grand et robuste, profonde est ma bedaine, profond mon estomac ; ma pauvre femme, – que Dieu me la rende, – me baillait toujours deux portions au lieu d’une : octroyez-moi cette faveur.

Très-Long, Ulenspiegel et les matelots dirent :

– Tu auras les deux portions, Lamme.

Et Lamme, devenu soudain mélancolique, dit :

– Ma femme ! ma douce mignonne ! si quelque chose me peut consoler de ton absence, ce sera de me remémorer en mes fonctions ta céleste cuisine en notre doux logis.

– Il faut prêter serment, mon fils, dit Ulenspiegel. Qu’on apporte la grande louche de bois et le grand chaudron de cuivre.

– Je jure, dit Lamme, par Dieu, qui me soit ici en aide, je jure fidélité à monseigneur prince d’Orange, dit le Taiseux, gouvernant pour le roi les provinces de Hollande et Zélande ; fidélité à messire de Lumey, amiral commandant notre noble flotte, et à messire Très-Long, vice-amiral et capitaine du navire la Briele ; je jure de mourir de mon pauvre mieux, suivant les us et coutumes des grands coquassiers anciens, lesquels laissèrent sur le grand art de cuisine de beaux livres avec figures, les viandes et volailles que Fortune nous octroiera ; je jure de nourrir le dit messire Très-Long, capitaine, son second, qui est mon ami Ulenspiegel, et vous tous, maître-marinier, pilote, contre-maître, compagnons, soudards, canonniers, boutilier, gourmette, page du capitaine, chirurgien, trompette, matelots et tous autres. Si le rôti est trop saignant, la volaille peu dorée ; si le potage exhale une odeur fade, contraire à toute bonne digestion ; si le fumet des sauces ne vous engage point tous à vous ruer en cuisine, sauf ma volonté toutefois, si je ne vous fais point tous allègres et de bonne trogne, je résignerai mes nobles fonctions, me jugeant inapte à occuper davantage le trône de cuisine. Ainsi m’aide Dieu en cette vie et en l’autre.

– Vive le Maître-Queux, dirent-ils, le roi de cuisine, l’empereur des fricassées. Il aura le dimanche trois portions au lieu de deux.

Et Lamme devint maitre-queux du navire la Briele. Et tandis que les potages succulents, cuisaient dans les casseroles, il se tenait, à la porte de la cuisine, fier, et portant comme un sceptre sa grande louche de bois.

Et il eut ses trois rations le dimanche.

Quand les Gueux en venaient aux mains avec l’ennemi, il se tenait volontiers en son laboratoire de sauces, mais en sortait pour aller sur le pont tirer quelques arquebusades, puis en redescendait aussitôt pour veiller à ses sauces.

Étant ainsi coquassier fidèle et soudard vaillant, il fut bien aimé d’un chacun.

Mais nul ne devait pénétrer dans sa cuisine. Car alors il était comme diable et frappait de sa louche de bois d’estoc et de taille sans pitié.

Et il fut derechef nommé Lamme le Lion.

XIV

Sur l’Océan, sur l’Escaut, par le soleil, la pluie, la neige, la grêle l’hiver et l’été, glissent les navires des Gueux, toutes voiles dehors comme des cygnes, cygnes de la blanche liberté.

Blanc pour liberté, bleu pour grandeur, orange pour prince, c’est l’étendard des fiers vaisseaux.

Toutes voiles dehors ! toutes voiles dehors, les vaillants navires, les flots les heurtent, les vagues les arrosent d’écume.

Ils passent, ils courent, ils volent sur le fleuve, les voiles dans l’eau, vites comme des nuages au vent du nord, les fiers vaisseaux des Gueux. Entendez-vous leur proue fendre la vaque ! Dieu des libres, Vive le Gueux !

Houlques, flibots, boyers, croustèves, vites comme le vent portant la tempête, comme le nuage portant la foudre. Vive le Gueux !

Boyers et croustèves, bateaux plats, glissent sur le fleuve. Les flots gémissent traversés, quand ils vont tout droit devant eux ayant sur la pointe de l’avant le bec meurtrier de leur longue couleuvrine. Vive le Gueux !

Toutes voiles dehors ! toutes voiles dehors, les vaillants navires, les flots les heurtent, les arrosent d’écume.

De nuit et de jour, par la pluie, la grêle et la neige, ils vont ! Christ leur sourit dans le nuage, le soleil et l’étoile ! Vive le Gueux !

XV

Le roi de sang apprit la nouvelle de leurs victoires. La mort mangeait déjà le bourreau et il avait le corps plein de vers. Il marchait par les corridors de Valladolid, marmiteux et farouche, traînant ses pieds gonflés et ses jambes de plomb. Il ne chantait jamais, le cruel tyran ; quand le jour se levait, il ne riait point, et quand le soleil éclairait son empire comme un sourire de Dieu, il ne ressentait nulle joie en son cœur.

Mais Ulenspiegel, Lamme et Nele chantaient comme des oiseaux, risquaient leur cuir, c’est Lamme et Ulenspiegel, leur peau blanche, c’est Nele, vivant au jour le jour, et se réjouissaient plus d’un bûcher éteint par les Gueux, que le roi noir n’avait de joie de l’incendie d’une ville.

En ce temps-là, Guillaume le Taiseux prince d’Orange cassa de son grade d’amiral messire de Lumey de la Marck, à cause de ses grandes cruautés. Il nomma messire Bouwen Ewoutsem Worst en sa place, il avisa pareillement aux moyens de payer le blé pris par les Gueux aux paysans, de restituer les contributions forcées levées sur eux, et d’accorder aux catholiques romains, comme à nous, le libre exercice de leur religion, sans persécution ni vilenie.

XVI

Sur les vaisseaux des Gueux, sous le ciel brillant, sur les flots clairs, glapissent fifres, geignent cornemuses, glougloutent flacons, tintent verres, brille fer des armes.