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– Tu parles bien, répondit Ulenspiegel ; mais ne vois-tu ces feux s’allumer dans la ville et des gens porte-lanternes y courir.

– C’est qu’ils ont froid, dit Lamme.

Et soupirant, il ajouta :

– Tout est mangé. Plus de bœuf, porc ni volailles plus de vin, hélas ! ni de bonne dobbel-bier, rien que du biscuit et petite bière. Qui m’aime me suive.

– Où vas-tu ? demanda Ulenspiegel. Nul ne peut sortir du navire.

– Mon fils, dit Lamme, tu es capitaine et maître présentement. Je ne sortirai point que tu ne le veuilles. Daigne songer toutefois qu’avant-hier nous mangeâmes le dernier saucisson et qu’en ce rude temps, feu de cuisine est soleil des bons compagnons. Qui ne voudrait flairer ici le fumet des sauces ; humer le bouquet parfumé du divin piot fait des fleurs joyeuses qui sont gaieté, rires et bon vouloir pour un chacun ? Or, çà, capitaine et ami fidèle, je l’ose dire : je me ronge l’âme, ne mangeant point, moi qui n’aimant que le repos, ne tuant point volontiers, sinon une oie tendre, un poulet gras, une dinde succulente, te suis en fatigues et batailles. Regarde d’ici les lumières dans cette ferme riche et bien garnie de gros et menu bétail. Sais-tu qui l’habite ? C’est le batelier de Frise, qui trahit messire Dandelot et mena à Enckhuyse encore Albisane, dix-huit pauvres seigneurs et amis, lesquels furent de son fait détranchés sur le marché aux chevaux à Bruxelles : c’est le Petit Sablon. Ce traître, qui a nom Slosse, reçut du duc deux mille florins pour sa trahison. Du prix du sang, vrai Judas, il acheta la ferme que tu vois là, et son gros bétail et les champs d’alentour, lesquels fructifiant et croissant, je dis terre et bétail, le font riche maintenant.

Ulenspiegel répondit :

– Les cendres battent sur mon cœur. Tu sonnes l’heure de Dieu.

– Et pareillement, dit Lamme, l’heure de nourriture. Donne-moi vingt gars, vaillants soudards et matelots, j’irai quérir le traître.

– Je veux être leur chef, dit Ulenspiegel. Qui aime justice me suive. Non point tous, chers et féaux ; il en faut vingt seulement, sinon qui garderait le navire ? Tirez au sort des dés. Vous êtes vingt, venez. Les dés parlent bien. Chaussez vos patins et glissez vers l’étoile Venus brillant au-dessus de la ferme du traître.

« Vous guidant à la claire lumière, venez, les vingt, patinant et glissant, la hache sur l’épaule.

« Le vent siffle et chasse devant lui sur la glace de blancs tourbillons de neige. Venez, braves hommes !

« Vous ne chantez, ni ne parlez ; vous allez tout droitement, silencieux, vers l’étoile ; vos patins font crier la glace.

« Celui qui tombe se relève aussitôt. Nous touchons au rivage : pas une forme humaine sur la neige blanche, pas un oiseau dans l’air glacé. Déchaussez les patins.

« Nous voici sur terre, voici les prairies, chaussez derechef vos patins. Nous sommes autour de la ferme, retenant notre souffle ».

Ulenspiegel frappe à la porte, des chiens aboient. Il frappe derechef ; une fenêtre s’ouvre, et le baes dit, y poussant la tête :

– Qui es-tu ?

Il ne voit qu’Ulenspiegel ; les autres sont cachés derrière le keet, qui est la laverie.

Ulenspiegel répond :

– Messire de Boussu te mande de te rendre sur l’heure à Amsterdam auprès de lui.

– Où est ton sauf-conduit ? dit l’homme descendant et lui ouvrant la porte.

– Ici, répondit Ulenspiegel, en lui montrant les vingt Gueux qui se précipitèrent derrière lui dans l’ouverture.

Ulenspiegel alors lui dit :

– Tu es Slosse, le traître batelier qui fit tomber en une embuscade les messires Dandelot, de Battembourg et autres seigneurs. Où est le prix du sang ?

Le fermier, tremblant, répondit :

– Vous êtes les Gueux, baillez-moi pardon ; je ne savais ce que je faisais. Je n’ai point d’argent céans ; je donnerai tout.

Lamme dit :

– Il fait noir ; donne-nous des chandelles de suif ou de cire.

Le baes répond :

– Les chandelles de suif sont accrochées là.

Une chandelle étant allumée, l’un des Gueux, dans l’âtre :

– Il fait froid, allumons du feu. Voici de beaux fagots.

Et il montra sur une planche des pots à fleurs où se voyaient des plantes desséchées. Il en prit une par la perruque, et, la secouant avec le pot, le pot tomba, éparpillant sur le sol ducats florins et réaux.

– Là est le trésor, dit-il, montrant les autres pots à fleurs.

De fait les ayant vidés, ils y trouvèrent dix mille florins.

Ce que voyant, le baes cria et pleura.

Les valets et servantes de la ferme vinrent aux cris, en leur linge. Les hommes, voulant revancher leur maître, furent garrottés. Bientôt les commères honteuses, et notamment les jeunes, se cachaient derrière les hommes.

Lamme s’avança alors et dit :

– Traître fermier, dit-il, où sont les clés du cellier, de l’écurie, des étables et de la bergerie ?

– Pillards infâmes, dit le baes, vous serez pendus jusqu’à ce que mort s’ensuive.

– C’est l’heure de Dieu, donne les clés !

– Dieu me vengera, dit le baes, les lui baillant.

Ayant vidé la ferme, les Gueux s’en revont patinant vers les navires, légères demeures de liberté.

– Je suis Maître-Queux, disait Lamme les guidant ; je suis Maître-Queux. Poussez les vaillants traîneaux chargés de vins et de bière ; pourchassez devant vous, par les cornes ou autrement, chevaux, bœufs, cochons, moutons et troupeau chantant leurs chansons de nature. Les pigeons roucoulent dans les paniers ; les chapons, empiffrés de mie, s’étonnent dans les cages en bois où ils ne se peuvent mouvoir. Je suis Maître-Queux. La glace crie sous le fer des patins. Nous sommes aux navires. Demain, ce sera musique de cuisine. Descendez les poulies. Mettez des ceintures aux chevaux, vaches et bœufs. C’est beau spectacle de les voir ainsi pendus par le ventre ; demain, nous serons pendus par la langue aux grasses fricassées. La poulie à croc les hisse dans le navire. Ce sont carbonnades. Jetez-moi, pêle-mêle, dans la cale, poulardes, oies, canards, chapons. Qui leur tordra le cou ? le Maître-Queux. La porte est fermée, j’ai la clef en ma gibecière. Dieu soit loué en cuisine ! Vive le Gueux !

Puis Ulenspiegel s’en fut sur le vaisseau de l’amiral, menant avec lui Dierick Slosse et les autres prisonniers, geignant et pleurant de peur de la corde.

Messire Worst vint au bruit : apercevant Ulenspiegel et ses compagnons éclairés à la rouge lumière des torches :

– Que nous veux-tu ? dit-il.

Ulenspiegel répondit :

– Nous prîmes cette nuit, en sa ferme, le traître Dierick Slosse, lequel fit tomber les dix-huit en une embuscade. C’est celui-ci. Les autres sont valets et servantes innocents.