– Non, dit-il. Cependant elle tenait son tablier de ses petites mains tremblantes, et elle en tirait l’étoffe par saccades et des larmes coulaient dessus, le mouillant.
– Nele, demanda Ulenspiegel, fera-t-il beau tantôt ?
Et il la regardait souriant bien amoureusement.
– Pourquoi me demandes-tu cela ? dit-elle.
– Parce que, quand il fait beau, il ne pleure pas, répondit Ulenspiegel.
– Va-t’en, dit-elle, près de ta belle dame à robe de brocart tu l’as fait assez rire celle-là.
Ulenspiegel alors chanta :
Quand je vois pleurer m’amie,
Mon cœur est déchiré.
C’est miel quand elle rit,
Perle quand elle pleure.
Moi, je l’aime à toute heure.
Et je nous paie à boire
Du bon vin de Louvain.
Et je nous paie à boire
Quand Nele sourira.
– Vilain homme, dit-elle, tu te gausses encore de moi.
– Nele, dit Ulenspiegel, je suis homme mais point vilain, car notre noble famille, famille échevinale, porte de trois pintes d’argent sur fond de bruinbier. Nele, est-il vrai qu’au pays de Flandre quand on sème des baisers, on récolte des soufflets ?
– Je ne veux point te parler, dit-elle.
– Alors pourquoi ouvres-tu la bouche pour me le dire ?
– Je suis fâchée, dit-elle.
Ulenspiegel lui bailla bien légèrement un coup de poing dans le dos et dit :
– Baisez vilaine, elle vous poindra, poignez vilaine, elle vous oindra. Oins-moi donc, mignonne, puisque je t’ai poignée.
Nele se retourna. Il ouvrit les bras, et elle s’y jeta pleurante encore et dit :
– Tu n’iras plus là-bas, n’est-ce pas, Thyl ?
Mais il ne répondit point, empêché qu’il était à serrer ses pauvres doigts tremblants et à essuyer, de ses lèvres, les larmes chaudes tombant des yeux de Nele comme les larges gouttes d’une pluie d’orage.
XXVIII
En ce temps-là, Gand, la noble, refusa de payer sa quote-part de l’aide que lui demandait son fils Charles, empereur. Elle ne le pouvait, étant, du fait de Charles, épuisée d’argent. Ce fut un grand crime, il résolut de l’aller lui-même châtier.
Car le bâton d’un fils est plus que tout autre douloureux au dos maternel.
François au Long-Nez, son ennemi, lui offrit de passer par le pays de France. Charles le fit, et, au lieu d’y être retenu prisonnier, il fut fêté et choyé impérialement. C’est un accord souverain entre princes de s’entraider contre les peuples.
Charles s’arrêta longtemps à Valenciennes sans donner nul signe de fâcherie. Gand, sa mère, vivait sans crainte en la croyance que l’empereur, son fils, lui pardonnerait d’avoir agi selon le droit.
Charles arriva sous les murs de la ville avec quatre mille chevaux. D’Albe l’accompagnait, comme aussi le prince d’Orange. Le menu peuple et ceux des petits métiers eussent bien voulu empêcher cette entrée filiale et mettre sur pied les quatre-vingt mille hommes de la ville et du plat pays ; les gros bourgeois ; dits hoog-poorters, s’y opposèrent par crainte de la prédominance du populaire. Gand eût pu cependant ainsi hacher menu son fils et ses quatre mille chevaux. Mais elle l’aimait, et les petits métiers eux-mêmes avaient repris confiance.
Charles l’aimait aussi, mais pour l’argent qu’il avait d’elle en ses coffres et qu’il voulait avoir encore.
S’étant rendu maître de la ville, il établit partout des postes militaires, fit vaquer, par Gand, des rondes de nuit et de jour. Puis il prononça, en grand apparat, la sentence de la ville.
Les plus notables bourgeois durent, la corde au cou, venir devant son trône, faire amende honorable ; Gand fut déclarée coupable des crimes les plus coûteux, qui sont : déloyauté, infraction aux traités, désobéissance, sédition, rébellion et lèse-majesté. L’empereur déclara abolis tous et quelconques privilèges, droits, franchises, coutumes et usages ; stipulant en engageant l’avenir, comme s’il eût été Dieu, que dorénavant ses successeurs à leur venue à seigneurie jureraient de ne rien observer, sinon la Caroline Concession de servitude octroyée par lui à la ville.
Il fit raser l’abbaye de Saint-Bavon, pour y ériger une forteresse, d’où il pût, à l’aise, percer de boulets le sein de sa mère.
En bon fils pressé d’hériter, il confisqua tous les biens de Gand, revenus, maisons, artillerie, munitions de guerre.
La trouvant trop bien défendue, il fit abattre la Tour Rouge, la tour au Trou de Crapaud, la Braampoort, la Steenpoort, la Waalpoort, la Ketelpoort et bien d’autres ouvrées et sculptées comme bijoux de pierre.
Quand, après, les étrangers venaient à Gand, ils s’entredisaient :
– Quelle est cette ville plate et désolée dont on chantait merveille ?
Et ceux de Gand répondaient :
– L’empereur Charles vient d’ôter à la ville sa précieuse ceinture.
Et ce disant, ils avaient honte et colère. Et des ruines des portes l’empereur tirait des briques pour sa forteresse.
Il voulait que Gand fût pauvre, car ainsi elle ne pourrait par labeur, industrie ni argent, s’opposer à ses fiers desseins ; il la condamna donc à payer sa part refusée de l’aide de quatre cent mille florins carolus d’or, et de plus, cent cinquante mille carolus pour une fois et chaque année six mille autres en rentes perpétuelles. Elle lui avait prêté de l’argent : il devait lui en payer une rente de cent cinquante livres de gros. Il se fit, par force, remettre les titres de la créance, et payant ainsi sa dette, il s’enrichit réellement.
Gand l’avait, en maintes occasions, aimé et secouru, mais il lui frappa le sein d’un poignard, y cherchant du sang, parce qu’il n’y trouvait pas assez de lait.
Puis il regarda Roelandt, la belle cloche, fit pendre à son battant celui qui avait sonné l’alarme pour appeler la ville à défendre son droit. Il n’eut point pitié de Rœlandt, la langue de sa mère, la langue par laquelle elle parlait à la Flandre ; Rœlandt, la fière cloche, qui disait d’elle-même :
Als men my slaet dan is ‘t brandt.
Als men my luyt dan is ‘t storm in Vlaenderlandt.
Quand je tinte, c’est qu’il brûle
Quand je sonne, c’est qu’il y a tempête au pays de Flandre.
Trouvant que sa mère parlait trop haut, il enleva la cloche. Et ceux du plat pays dirent que Gand était morte parce que son fils lui avait arraché la langue avec des tenailles de fer.
XXIX
Ces jours-là, qui furent jours de printemps clairs et frais, lorsque la terre est en amour, Soetkin cousait près de la fenêtre ouverte, Claes fredonnait quelque refrain, tandis qu’Ulenspiegel avait coiffé Titus Bibulus Schnouffius d’un couvre-chef judiciaire. Le chien jouait des pattes comme s’il eût voulu rendre un arrêt, mais c’était pour se débarrasser de sa coiffure.
Soudain, Ulenspiegel ferma la fenêtre, courut dans la chambre, sauta sur les chaises et les tables, les mains tendues vers le plafond. Soetkin et Claes virent qu’il ne se démenait si fort que pour atteindre un oiselet tout mignon et petit qui, les ailes frémissantes, criait de peur, blotti contre une poutre dans un recoin du plafond.
Ulenspiegel allait se saisir de lui, lorsque Claes, parlant vivement, lui dit :
– Pourquoi sautes-tu ainsi ?
– Pour le prendre, répondit Ulenspiegel, le mettre en cage, lui donner des graines et le faire chanter pour moi.
Cependant l’oiseau, criant d’angoisse, voletait dans la chambre en heurtant de la tête les vitraux de la fenêtre.
Ulenspiegel ne cessait de sauter, Claes lui mit pesamment la main sur l’épaule :
– Prends-le, dit-il, mets-le en cage, fais-le chanter pour toi, mais, moi aussi, je te mettrai dans une cage fermée de bons barreaux de fer et je te ferai aussi chanter. Tu aimes à courir, tu ne le pourras plus ; tu seras à l’ombre quand tu auras froid au soleil quand tu auras chaud. Puis un dimanche, nous sortirons ayant oublié de te donner de la nourriture et nous ne reviendrons que le jeudi, et au retour, nous retrouverons Thyl mort de faim et tout raide.