– Tu mens, dit Lamme pleurant et grinçant les dents à la fois. Ah ! je ne fus jamais jaloux et le suis maintenant. Triste passion, colère et amour, besoin de tuer et d’étreindre. Va-t’en ! non, reste ! J’étais si bon pour elle ! Le meurtre est maître en moi. Mon couteau ! Oh ! cela brûle, dévore, ronge, tu ris de moi…
Elle l’embrassait, pleurant, douce et soumise.
– Oui, disait-il, je suis niais en ma colère : oui, tu gardais mon honneur, cet honneur qu’on accroche follement aux cottes d’une femme. Donc c’était pour cela que tu choisissais tes plus doux sourires pour me demander d’aller au sermon avec tes amies…
– Laisse-moi parler, disait la femme en l’embrassant : que je meure à l’instant si je te trompe !
– Meurs donc, dit Lamme, car tu vas mentir.
– Ecoute-moi, dit-elle.
– Parle ou ne parle point, ce m’est tout un.
– Broer Adriaensen, dit-elle, passait pour un bon prédicateur ; je l’allai entendre : il mettait l’état ecclésiastique et le célibat bien au-dessus de tous les autres, comme étant le plus propre à faire gagner aux fidèles le paradis. Son éloquence était grande et fougueuse : plusieurs honnêtes femmes, dont j’étais, et notamment bon nombre de veuves et fillettes, en eurent l’esprit troublé. L’état de célibat étant si parfait, il nous recommanda d’y demeurer : nous jurâmes de ne nous laisser plus épouser derechef…
– Sinon par lui sans doute, dit Lamme pleurant.
– Tais-toi, dit-elle fâchée.
– Va, dit-il, achève : tu m’as porté un rude coup, je ne guérirai point.
– Si, dit-elle, mon homme, quand je serai près de toi toujours.
Elle le voulut embrasser et baiser, mais il la repoussa.
– Les veuves, dit-elle, jurèrent entre ses mains de ne se remarier jamais.
Et Lamme l’écoutait, perdu en sa jalouse rêverie.
Calleken, honteuse, poursuivit son propos :
– Il ne voulait, dit-elle, avoir pour pénitentes que des femmes ou des filles jeunes et belles : les autres, il les renvoyait à leurs curés. Il établit un ordre de dévotaires, nous faisant jurer à toutes de ne pas prendre d’autres confesseurs que lui : je le jurai ; mes compagnes, plus instruites que moi, me demandaient si je voulais me faire instruire dans la Sainte Discipline et la Sainte Pénitence : je le voulus. Il était à Bruges, au quai des Tailleurs de Pierre, près du couvent des Frères Mineurs, une maison habitée par une femme nommée Caale de Najage, laquelle donnait aux fillettes l’instruction et la nourriture, moyennant un carolus d’or par mois : Broer Cornelis pouvait entrer chez Calle de Najage sans paraître sortir de son cloître. Ce fut en cette maison que j’allai, en une petite chambre où il se tenait seul : là il m’ordonna de lui dire toutes mes inclinations naturelles et charnelles : je ne l’osai premièrement ; mais je cédai enfin, pleurai et lui dis tout.
– Las ! pleura Lamme, et ce moine pourceau reçut ainsi ta douce confession.
– Il me disait toujours, et cela est vrai, mon homme, qu’au-dessus de la pudeur terrestre est une pudeur céleste, par laquelle nous faisons à Dieu le sacrifice de nos hontes mondaines, et qu’ainsi nous avouons à notre confesseur tous nos secrets désirs et sommes dignes alors de recevoir la Sainte Discipline et là Sainte Pénitence.
« Enfin il m’obligea à me mettre nue devant lui, afin de recevoir sur mon corps, qui avait péché, le trop léger châtiment de mes fautes. Un jour il me força de me dévêtir, je m’évanouis quand je dus laisser tomber mon linge : il me ranima au moyen de sels et de flacons. « C’est bien pour cette fois, ma fille, dit-il reviens dans deux jours et apporte une verge. » Cela dura longtemps sans que jamais… je le jure devant Dieu et tous ses saints… mon homme… comprends-moi… regarde-moi… vois si je mens : je restai pure et fidèle… je t’aimais.
– Pauvre doux corps, dit Lamme. Ô tache de honte sur ta robe de mariage !
– Lamme, dit-elle, il parlait au nom de Dieu et de notre sainte mère Eglise ; ne le devais-je point écouter ? Je t’aimais toujours, mais j’avais juré à la Vierge, par d’horribles serments, de me refuser à toi : je fus faible pourtant, faible pour toi. Te souviens-tu de l’hôtellerie de Bruges ? J’étais chez Caale de Najage, tu passais par là sur ton âne avec Ulenspiegel. Je te suivis ; j’avais une bonne somme d’argent, je ne dépensais rien pour moi, je te vis avoir faim : mon cœur tira vers toi, j’eus pitié et amour.
– Où est-il maintenant ? demanda Ulenspiegel.
Calleken répondit :
– Après une enquête ordonnée par le magistrat et une investigation des méchants, Broer Adriaensen dut quitter Bruges, et se réfugia à Anvers. On m’a dit sur le flibot que mon homme le fit prisonnier.
– Quoi ! dit Lamme, ce moine que j’engraisse, c’est…
– Lui, répondit Calleken se cachant le visage.
– Une hache ! une hache ! dit Lamme, que je le tue, que je vende aux enchères sa graisse de bouc lascif ! Vite, retournons au navire. La chaloupe. Où est la chaloupe ?
Nele lui dit :
– C’est une vilaine cruauté de tuer ou de blesser un prisonnier.
– Tu me regardes d’un œil cruel, m’en empêcherais-tu ? dit-il.
– Oui, dit-elle.
– Eh bien ! dit Lamme, je ne lui ferai nul mal : laisse-moi seulement le faire sortir de sa cage. La chaloupe ! Où est la chaloupe ?
Ils y descendirent bientôt ; Lamme s’empressait à ramer et pleurait tout ensemble.
– Tu es triste, mon homme ? lui dit Calleken.
– Non, dit-il, je suis aise : tu ne me quitteras plus sans doute ?
– Jamais ! dit-elle.
– Tu es pure et fidèle, dis-tu ; mais, douce mignonne, aimée Calleken, je ne vivais que pour te retrouver, et voici que maintenant, grâce à ce moine, il y aura du poison dans tous nos bonheurs, poison de jalousie… dès que je serai triste ou las seulement, je te verrai nue, soumettant ton beau corps à ce flagellement infâme. Le printemps de nos amours fut à moi, mais l’été fut à lui ; l’automne sera gris, bientôt viendra l’hiver pour enterrer mon amour fidèle.
– Tu pleures ? dit-elle.
– Oui, dit-il, ce qui est passé ne reviendra plus.
Nele dit alors :
– Si Calleken fut fidèle, elle devrait te laisser seul pour tes méchantes paroles.
– Il ne sait pas comme je l’aimais, dit Calleken.
– Dis-tu vrai ? s’écria Lamme ; viens, mignonne ; viens, ma femme ; il n’y a plus d’automne gris ni d’hiver fossoyeur.
Et il parut joyeux, et ils vinrent au navire.
Ulenspiegel donna les clefs de la cage à Lamme, qui l’ouvrit ; il voulut en tirer par une oreille le moine sur le pont, mais il ne le put ; il voulut l’en faire sortir de profil, il ne le put davantage.
-Il faudra casser tout ; le chapon est gras, dit-il.
Le moine en sortit alors, roulant de gros yeux hébétés, tenant des deux mains sa bedaine, et tomba sur son séant, à cause d’une grosse vaque qui passa sous le navire.
Et Lamme parlant au moine :
– Diras-tu encore « gros homme » ? Tu es plus gros que moi. Qui te fit faire sept repas par jour ? Moi. D’où vient-il, braillard, que tu es maintenant plus calme, plus doux aux pauvres Gueux ?
Et poursuivant son propos :
– Si tu restes encore un an en cage, tu n’en sauras plus sortir : tes joues tremblent comme de la gelée de cochon quand tu te remues : tu ne cries déjà plus ; bientôt tu ne sauras plus souffler.
– Tais-toi, gros homme, disait le moine.
– Gros homme, disait Lamme, entrant en rage, je suis Lamme Goedzak, tu es Broer Dikzak, Vetzak, Leugenzak, Slokkenzak, Wulpszak, le frère gros sac, sac à graisse, sac à mensonge, sac à empiffrement, sac à luxure : tu as quatre doigts de lard sous la peau, on ne voit plus tes yeux : Ulenspiegel et moi logerions à l’aise dans la cathédrale de ta bedaine ! Tu m’appelas gros homme, veux-tu un miroir pour contempler ta ventralité ? C’est moi qui te nourris, monument de chair et d’os. J’ai juré que tu cracherais de la graisse, que tu suerais de la graisse et laisserais derrière toi des traces de graisse comme une chandelle fondant au soleil. On dit que l’apoplexie vient au septième menton ; tu en as cinq et demi maintenant.