– Qu’il soit déchu comme larron, pillard et meurtrier, répondirent Messeigneurs des États.
– Nous ne voulons que le maintien de nos privilèges, une paix loyale et assurée, une liberté modérée, notamment touchant la religion qui concerne principalement Dieu et conscience : nous n’eûmes rien de Philippe, sinon des traités menteurs servant à semer la discorde entre les provinces, pour les subjuguer l’une après l’autre et les traiter comme les Indes, par le pillage, la confiscation, les exécutions et l’Inquisition.
– Qu’il soit déchu comme assassin préméditant meurtre de pays, répondirent Messeigneurs des États.
– Il a fait saigner les pays par le duc d’Albe et ses happe-chair, par Medina-Cœli, Requesens, les traîtres des conseils d’État et des provinces ; il recommanda une rigoureuse et sanglante sévérité à don Juan et à Alexandre Farnèse, prince de Parme (ainsi qu’on le voit par ses lettres interceptées) ; il mit au ban de l’empire Monseigneur d’Orange, paya trois assassins en attendant qu’il paye le quatrième ; fit dresser chez nous des châteaux et forteresses ; fit brûler vifs les hommes, enterrer vives les femmes et filles, hérita de leurs biens ; étrangla Montigny, de Berghes et d’autres seigneurs, nonobstant sa parole royale ; tua son fils Carlos ; empoisonna le prince d’Ascoly, à qui il fit épouser dona Eufrasia, grosse de son fait, afin d’enrichir de ses biens le bâtard à venir ; lança contre nous un édit qui nous déclarait tous traîtres, ayant perdu corps et biens, et commit ce crime, inouï dans un pays chrétien, de confondre les innocents et les coupables.
– De par toutes lois, droits et privilèges, qu’il soit déchu, répondirent Messeigneurs des États.
Et les sceaux furent brisés.
Et le soleil luisait sur terre et sur mer, dorant les épis mûrs, mûrissant le raisin, jetant sur chaque vaque des perles, parure de la fiancée de Neerlande : Liberté.
Puis, le prince d’Orange étant à Delft, fut frappé par un quatrième assassin de trois balles dans la poitrine. Et il mourut, suivant sa devise : « Tranquille parmi les cruelles ondes. »
Ses ennemis dirent de lui que pour faire pièce à Philippe roi, et n’espérant pas régner sur les Pays-Bas méridionaux et catholiques, il les avait offerts par un traité secret à Monseigneur Monsieur Sa Grande Altesse d’Anjou. Mais celui-ci n’était point né pour procréer l’enfant Belgique avec Liberté, qui n’aime point les amours extraordinaires.
Et Ulenspiegel avec Nele quitta la flotte.
Et la patrie belgique gémissait sous le joug, garrottée par les traîtres.
IX
On était pour lors au mois des blés mûrs, l’air était pesant, le vent tiède : faucheurs et faucheuses pouvaient à l’aise dans les champs récolter sous le ciel libre, sur un sol libre, le blé semé par eux.
Frise, Drenthe, Overyssel, Gueldre, Utrecht, Noord-Brabandt, Noord et Zuid-Holland ; Walcheren, Noord et Zuid-Beveland ; Duiveland et Schouwen qui forment la Zélande ; toutes les côtes de la mer du Nord depuis Knokke jusqu’au Helder ; les îles Texel, Vieland, Ameland, Schiermonik-Oog, allaient, depuis l’Escaut occidental jusqu’à l’Oost-Ems, être délivrés du joug espagnol ; Maurice, fils du Taiseux, continuait la guerre.
Ulenspiegel et Nele, ayant leur jeunesse, leur force et leur beauté, car l’amour et l’esprit de Flandre ne vieillissent point, vivaient coîment dans la tour de Neere, en attendant qu’ils pussent venir souffler, après maintes cruelles épreuves, le vent de liberté sur la patrie Belgique
Ulenspiegel avait demandé d’être nommé commandant et gardien de tour, disant qu’ayant des yeux d’aigle et des oreilles de lièvre, il pourrait voir si l’Espagnol ne tenterait pas de se représenter dans les pays délivrés, et qu’alors il sonnerait wacharm, ce qui est alarme en langage flamand.
Le magistrat fit ce qu’il voulut : à cause de ses bons services, on lui donna un florin par jour, deux pintes de bière, des fèves, fromage, biscuit, et trois livres de bœuf par semaine.
Ulenspiegel et Nele vivaient ainsi à deux très bien ; voyant de loin avec joie les îles libres de Zélande : prés, bois, châteaux et forteresses, et les navires armés des Gueux gardant les côtes.
La nuit, ils montaient à la tour bien souvent, et là, s’asseyant sur la plate-forme, ils devisaient des dures batailles, des belles amours passées et à venir. De là, ils voyaient la mer, qui par ce temps chaud, ferlait et déferlait sur le rivage des vagues lumineuses, les jetant sur les îles comme des fantômes de feu. Et Nele s’effrayait de voir dans les polders les feux follets, qui sont, disait-elle, les âmes des pauvres morts. Et tous ces lieux avaient été des champs de bataille.
Les feux follets s’élançaient des polders, couraient le long des digues, puis revenaient dans les polders comme s’ils n’eussent point voulu abandonner les corps dont ils étaient sortis.
Une nuit, Nele dit à Ulenspiegel :
– Vois comme ils sont nombreux en Dreiveland et volent haut : c’est du côté des îles des oiseaux que j’en vois le plus grand nombre. Y veux-tu venir, Thyl ? nous prendrons le baume qui montre choses invisibles aux yeux mortels.
Ulenspiegel répondit :
– Si c’est de ce baume qui me fit aller à ce grand sabbat, je n’y ai pas plus de confiance qu’en un songe creux.
– Il ne faut pas, dit Nele, nier la puissance des charmes. Viens, Ulenspiegel.
– J’irai.
Le lendemain, il demanda au magistrat qu’un soudard clairvoyant et fidèle le remplaçât, afin de garder la tour et de veiller sur le pays.
Et il s’en fut avec Nele vers les îles des oiseaux.
Cheminant par champs et par digues, ils virent des petites îlettes verdoyantes, entre lesquelles courait l’eau de la mer ; et sur des collines de gazon allant jusqu’aux dunes, une grande foule de vanneaux, de mouettes et d’hirondelles de mer, qui se tenant immobiles faisaient de leurs corps les îlettes toutes blanches, au-dessus volaient des milliers de ces oiseaux. Le sol était plein de nids, Ulenspiegel, se baissant pour ramasser un œuf sur le chemin, vit venir à lui, volant, une mouette qui jeta un cri. Il en vint à cet appel plus de cent, criant d’angoisse, planant sur la tête d’Ulenspiegel et au-dessus des nids voisins, mais elles n’osaient s’approcher de lui.
– Ulenspiegel, dit Nele, ces oiseaux demandent grâce pour leurs œufs.
Puis devenant tremblante, elle dit :
– J’ai peur, voici le soleil qui se couche, le ciel est blanc, les étoiles s’éveillent, c’est l’heure des esprits. Vois, rasant la terre, ces rouges exhalaisons ; Thyl, mon aimé, quel est le monstre d’enfer ouvrant ainsi dans le nuage sa gueule de feu ? Vois, du côté de Philips-land, ou le roi bourreau fit deux fois, pour sa cruelle ambition, tuer tant de pauvres hommes, vois les feux follets qui dansent : c’est la nuit où les âmes des pauvres hommes tués dans les batailles quittent les limbes froids du purgatoire pour se venir réchauffer à l’air tiède de la terre : c’est l’heure où tu peux demander tout à Christ, qui est le Dieu des bons sorciers.