Выбрать главу

Bientôt, une à une, les cloches s’éveillèrent pour sonner à toute volée. Ainsi précédée, Sa Majesté vint avec un impérial fracas au Grand-Marche. Les bourgmestres et échevins y étaient assemblés ; l’échevin Jan Guigelaer vint au bruit. Il rentra dans la salle des délibérations en disant :

Keyser Karel is alhier ! l’empereur Charles est ici !

Bien effrayés en apprenant cette nouvelle, les bourgmestres échevins et conseillers sortirent de la maison commune pour aller, en corps, saluer l’empereur, tandis que leurs valets couraient par toute la ville pour faire préparer les boîtes d’artifice, mettre au feu les volailles et planter les broches dans les tonneaux.

Hommes, femmes et enfants couraient partout en criant :

Keyser Karel is op ‘t groot markt ! l’empereur Charles est sur le Grand-Marché.

Bientôt la foule fut grande sur la place.

L’empereur, fort en colère, demanda aux deux bourgmestres s’ils ne méritaient point d’être pendus pour avoir ainsi manqué de respect à leur souverain.

Les bourgmestres répondirent qu’ils le méritaient en effet, mais qu’Ulenspiegel, trompette de la tour, le méritait davantage attendu que, sur le bruit de la venue de Sa Majesté, on l’avait placé là, muni d’une bonne paire de besicles, avec ordre exprès de sonner de la trompette trois fois, aussitôt qu’il verrait venir le cortège impérial. Mais il n’en avait rien fait.

L’empereur toujours fâché, demanda que l’on fît venir Ulenspiegel.

– Pourquoi, lui dit-il, ayant des besicles si claires, n’as-tu point sonné de la trompette à ma venue ?

Ce disant, il se passa la main sur les yeux, à cause du soleil et regarda Ulenspiegel.

Celui-ci passa aussi la main sur ses yeux et répondit que depuis qu’il avait vu Sa Sainte Majesté regarder entre ses doigts, il n’avait plus voulu se servir de besicles.

L’empereur lui dit qu’il allait être pendu, le portier de la ville dit que c’était bien fait, et les bourgmestres furent si terrifiés de cette sentence, qu’ils ne répondirent mot, ni pour l’approuver ni pour y contredire.

Le bourreau et ses happe-chair furent mandés. Ils vinrent porteurs d’une échelle et d’une corde neuve, saisirent au collet Ulenspiegel, qui marcha devant les cent reiters de Kornjuin, en se tenant coi et disant ses prières. Mais eux se gaussaient de lui amèrement.

Le peuple qui suivait disait :

– C’est une bien grande cruauté de mettre ainsi a mort un pauvre jeune garçon pour une si légère faute.

Et les tisserands étaient là en grand nombre et en armes et disaient :

– Nous ne laisserons point pendre Ulenspiegel ; cela est contraire à la loi d’Audenaerde.

Cependant on vint au Champ de potences. Ulenspiegel fut hissé sur l’échelle, et le bourreau lui mit la corde. Les tisserands affluaient autour de la potence. Le prévôt était là, à cheval, appuyant sur l’épaule de sa monture la verge de justice, avec laquelle il devait, sur l’ordre de l’empereur, donner le signal de l’exécution.

Tout le peuple assemblé criait :

– Grâce ! grâce pour Ulenspiegel !

Ulenspiegel, sur son échelle, disait :

– Pitié ! gracieux empereur !

L’empereur éleva la main et dit :

– Si ce vaurien me demande une chose que je ne puisse faire, il aura la vie sauve !

– Parle, Ulenspiegel, cria le peuple.

Les femmes pleuraient et disaient :

– Il ne pourra rien demander, le petit homme, car l’empereur peut tout.

Et tous de dire :

– Parle, Ulenspiegel !

– Sainte Majesté, dit Ulenspiegel, je ne vous demanderai ni de l’argent, ni des terres, ni la vie, mais seulement une chose pour laquelle vous ne me ferez, si je l’ose dire, ni fouetter, ni rouer, avant que je m’en aille au pays des âmes.

– Je te le promets, dit l’empereur.

– Majesté, dit Ulenspiegel, je demande qu’avant que je sois pendu, vous veniez baiser la bouche par laquelle je ne parle pas flamand.

L’empereur, riant ainsi que tout le peuple, répondit :

– Je ne puis faire ce que tu demandes, et tu ne seras point pendu, Ulenspiegel.

Mais il condamna les bourgmestres et échevins à porter, pendant six mois, des besicles derrière la tête, afin, dit-il, que si ceux d’Audenaerde ne voient pas par devant, ils puissent au moins voir par derrière.

Et, par décret impérial, ces besicles se voient encore dans les armes de la ville.

Et Ulenspiegel s’en fut modestement, avec un petit sac d’argent que lui avaient donné les femmes.

XLIII

Ulenspiegel étant à Liége, au marché aux poissons, suivit un gros jouvenceau qui, tenant sous un bras un filet plein de toutes sortes de volailles, en emplissait un autre d’églefins, de truites, d’anguilles et de brochets.

Ulenspiegel reconnut Lamme Goedzak.

– Que fais-tu ici, Lamme ? dit-il.

– Tu sais, dit-il, combien ceux de Flandre sont bien venus en ce doux pays de Liége ; moi, j’y suis mes amours. Et toi ?

– Je cherche un maître à servir pour du pain, répondit Ulenspiegel.

– C’est bien sèche nourriture, dit Lamme. Il vaudrait mieux que tu fisses passer de plat à bouche un chapelet d’ortolans avec une grive pour le Credo.

– Tu es riche ? lui demanda Ulenspiegel.

Lamme Goedzak répondit :

– J’ai perdu mon père, ma mère et ma jeune sœur qui me battait si fort ; j’héritai de leur avoir et je vis avec une servante borgne, grand docteur ès-fricassées.

– Veux-tu que je porte ton poisson et tes volailles ? demanda Ulenspiegel.

– Oui, dit Lamme.

Et ils vaquèrent à deux par le marché.

Soudain Lamme dit :

– Sais-tu pourquoi tu es fou ?

– Non, répondit Ulenspiegel.

– C’est parce que tu portes ton poisson et ta volaille à la main, au lieu de les porter dans ton estomac.

– Tu l’as dit, Lamme, répondit Ulenspiegel, mais, depuis que je n’ai plus de pain, les ortolans ne veulent plus me regarder.

– Tu en mangeras, Ulenspiegel, dit Lamme, et me serviras si ma cuisinière veut de toi.

Tandis qu’ils cheminaient, Lamme montra à Ulenspiegel une belle, gente et mignonne fillette, qui, vêtue de soie, trottait par le marché et regarda Lamme de ses yeux doux.

Un vieil homme, son père, marchait derrière elle, chargé de deux filets, l’un de poissons, l’autre de gibier.

– Celle-là, dit Lamme la montrant j’en ferai ma femme.

– Oui, dit Ulenspiegel, je la connais, c’est une Flamande de Zotteghem, elle demeure rue Vinave-d’lsle, et les voisins disent que sa mère balaye la rue, devant la maison, à sa place, et que son père repasse ses chemises.

Mais Lamme ne répondit point et dit tout joyeux :

– Elle m’a regardé.

Ils vinrent à deux au logis de Lamme, près du Pont-des-Arches, et frappèrent à la porte. Une servante borgne vint leur ouvrir. Ulenspiegel vit qu’elle était vieille, longue, plate et farouche.

– La Sanginne, lui dit Lamme, veux-tu de celui-ci pour t’aider en ta besogne ?

– Je le prendrai à l’épreuve, dit-elle.

– Prends-le donc, dit-il, et fais-lui essayer les douceurs de ta cuisine.

La Sanginne mit alors sur la table trois boudins noirs, une pinte de cervoise et une grosse miche de pain.

Pendant qu’Ulenspiegel mangeait, Lamme grignotait aussi un boudin :

– Sais-tu, lui dit-il, ou notre âme habite ?

– Non, Lamme, dit Ulenspiegel.

– C’est dans notre estomac, repartit Lamme, pour le creuser sans cesse et toujours en notre corps renouveler la force de vie. Et quels sont les meilleurs compagnons ? Ce sont tous bons et fins mangers et vin de Meuse par-dessus.