– Oui, dit Ulenspiegel ; les boudins sont une agréable compagnie à l’âme solitaire.
– Il en veut encore, donne-lui-en, la Sanginne, dit Lamme.
La Sanginne en donna de blancs, cette fois, à Ulenspiegel.
Pendant qu’il baffrait, Lamme, devenu songeur, disait :
– Quand je mourrai, mon ventre mourra avec moi, et là-dessous, en purgatoire, on me laissera jeûnant, promenant ma bedaine flasque et vide.
– Les noirs me semblaient meilleurs, dit Ulenspiegel.
– Tu en as mangé six, répondit la Sanginne, et tu n’en auras plus.
– Tu sais, dit Lamme, que tu seras bien traité ici et mangeras comme moi.
– Je retiendrai cette parole, répondit Ulenspiegel.
Ulenspiegel, voyant qu’il mangeait comme lui, était heureux. Les boudins avalés lui donnaient un si grand courage, que ce jour-là il fit reluire tous les chaudrons, poêles et coquasses comme des soleils.
Vivant bien en cette maison, il hantait volontiers cave et cuisine, laissant aux chats le grenier. Un jour, la Sanginne eut deux poulets à rôtir et dit à Ulenspiegel de tourner la broche, tandis qu’elle irait chercher au marché des fines herbes pour l’assaisonnement.
Les deux poulets étant rôtis, Ulenspiegel en mangea un.
La Sanginne, en rentrant, dit :
– Il y avait deux poulets, je n’en vois plus qu’un.
– Ouvre ton autre œil, tu les verras tous deux, répondit Ulenspiegel.
Elle alla toute fâchée raconter le fait à Lamme Goedzak, qui descendit à la cuisine et dit à Ulenspiegel :
– Pourquoi te moques-tu de ma servante ? Il y avait deux poulets.
– En effet, Lamme, dit Ulenspiegel, mais quand j’entrai ici, tu me dis que je boirais et mangerais comme toi. Il y avait deux poulets ; j’ai mangé l’un, tu mangeras l’autre ; ma joie est passée, la tienne est à venir ; n’es-tu pas plus heureux que moi ?
– Oui, dit Lamme souriant, mais fais bien ce que la Sanginne te commandera et tu n’auras que demi-besogne.
– J’y veillerai, Lamme, répondit Ulenspiegel.
Aussi, chaque fois que la Sanginne lui commandait de faire quelque chose, il n’en faisait que la moitié ; si elle lui disait d’aller puiser deux seaux d’eau, il n’en rapportait qu’un ; si elle lui disait d’aller remplir au tonneau un pot de cervoise, il en versait en chemin la moitié dans son gosier et ainsi du reste.
Enfin, la Sanginne, lasse de ces façons, dit à Lamme que si ce vaurien restait au logis, elle en sortirait tout de suite.
Lamme descendit près d’Ulenspiegel et lui dit :
– Il faut partir, mon fils, nonobstant que tu aies pris bon visage en cette maison. Ecoute chanter ce coq, il est deux heures de l’après-midi, c’est un présage de pluie. Je voudrais bien ne pas te mettre dehors par le mauvais temps qu’il va faire ; mais songe, mon fils, que la Sanginne, par ses fricassées, est la gardienne de ma vie, je ne puis, sans risquer une mort prochaine, la laisser me quitter. Va donc, mon garçon, à la grâce de Dieu, et prends, pour égayer ta route, ces trois florins et ce chapelet de cervelas.
Et Ulenspiegel s’en fut penaud, regrettant Lamme et sa cuisine.
XLIV
Novembre vint à Damme et ailleurs, mais l’hiver fut tardif. Point de neige, point de pluie, ni de froidure ; le soleil luisait du matin au soir, sans pâlir : les enfants se roulaient dans la poussière des rues et des chemins ; à l’heure du repos, après le souper, les marchands, boutiquiers, orfèvres, charrons et manouvriers venaient, sur le pas de leur porte, regarder le ciel toujours bleu, les arbres dont les feuilles ne tombaient pas, les cigognes se tenant sur le faîte des logis et les hirondelles qui n’étaient point parties. Les roses avaient fleuri trois fois, et pour la quatrième étaient en boutons ; les nuits étaient tièdes, les rossignols n’avaient pas cessé de chanter.
Ceux de Damme dirent :
– L’hiver est mort, brûlons l’hiver.
Et ils fabriquèrent un gigantesque mannequin ayant un museau d’ours, une longue barbe de copeaux, une épaisse chevelure de lin. Ils le vêtirent d’habits blancs et le brûlèrent en grande cérémonie.
Claes brassait mélancolie, il ne bénissait point le ciel toujours bleu, ni les hirondelles qui ne voulaient point partir. Car plus personne à Damme ne brûlait du charbon sinon pour la cuisine, et chacun en ayant assez n’en allait point acheter chez Claes, qui avait dépensé toute son épargne à payer son approvisionnement.
Donc, si se tenant sur le pas de sa porte, le charbonnier sentait se rafraîchir le bout du nez à quelque souffle de vent aigrelet :
– Ah ! disait-il, c’est mon pain qui me vient !
Mais le vent aigrelet ne continuait point de souffler, et le ciel restait toujours bleu, et les feuilles ne voulaient point tomber. Et Claes refusa de vendre à moitié prix son approvisionnement d’hiver à l’avare Grypstuiver, le doyen des poissonniers. Et bientôt le pain manqua dans la chaumine.
XLV
Mais le roi Philippe n’avait pas faim, et mangeait des pâtisseries auprès de sa femme Marie la laide, de la royale famille des Tudors. Il ne l’aimait point d’amour, mais espérait, en fécondant cette chétive, donner à la nation anglaise un monarque espagnol.
Mal lui en prit de cette union qui fut celle d’un pavé et d’un tison ardent. Ils s’unirent toutefois suffisamment pour faire noyer et brûler par centaines les pauvres réformés.
Quand Philippe n’était point absent de Londres, ni sorti déguisé, pour s’aller ébattre en quelque mauvais lieu, l’heure du coucher réunissait les deux époux.
Alors la reine Marie, vêtue de belle toile de Tournay et de dentelles d’Irlande, s’adossait au lit nuptial, tandis que Philippe se tenait devant elle, droit comme un poteau et regardait s’il ne verrait point en sa femme quelque signe de maternité ; mais ne voyant rien, il se fâchait, ne disait mot et se regardait les ongles.
Alors la goule stérile parlait tendrement et de ses yeux, qu’elle voulait faire doux, priait d’amour le glacial Philippe. Larmes, cris, supplications, elle n’épargnait rien pour obtenir une tiède caresse de celui qui ne l’aimait point.
Vainement, joignant les mains, elle se traînait à ses pieds ; en vain, comme une femme folle, elle pleurait et riait à la fois pour l’attendrir ; le rire ni les larmes ne fondaient la pierre de ce cœur dur.
En vain, comme un serpent amoureux, elle l’enlaçait de ses bras minces et serrait contre sa poitrine plate la cage étroite où vivait l’âme rabougrie du roi de sang ; il ne bougeait pas plus qu’une borne.
Elle tâchait, la pauvre laide, de se faire gracieuse ; elle le nommait de tous les doux noms que les affolées d’amour donnent à l’amant de leur choix ; Philippe regardait ses ongles.
Parfois il répondait :
– N’auras-tu pas d’enfants ?
À ce propos, la tête de Marie retombait sur sa poitrine.
– Est-ce de ma faute, disait-elle, si je suis inféconde ? Aie pitié de moi : je vis comme une veuve.
– Pourquoi n’as-tu pas d’enfants ? disait Philippe.
Alors la reine tombait sur le tapis comme frappée de mort. Et il n’y avait en ses yeux que des larmes, et elle eût pleuré du sang, si elle l’eût pu, la pauvre goule.
Et ainsi Dieu vengeait sur leurs bourreaux les victimes dont ils avaient jonché le sol de l’Angleterre.
XLVI
Le bruit courait dans le public que l’empereur Charles allait ôter aux moines la libre héritance de ceux qui mouraient dans leur couvent, ce qui déplaisait grandement au Pape.
Ulenspiegel étant alors sur les bords de la Meuse pensa que l’empereur trouverait ainsi son profit partout, car il héritait quand la famille n’héritait point. Il s’assit sur les bords du fleuve et y jeta sa ligne bien amorcée. Puis, grignotant un vieux morceau de pain bis, il regretta de n’avoir pas de vin de Romagne pour l’arroser, mais il pensa qu’on ne peut pas avoir toujours ses aises.