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Cependant il jetait de son pain à l’eau, disant que celui qui mange sans partager son repas avec le prochain n’est pas digne de manger. Survint un goujon qui vint d’abord flairer une miette, la lécha de ses babouines et ouvrit sa gueule innocente, croyant sans doute que le pain y allait tomber de soi. Tandis qu’il regardait ainsi en l’air, il fut tout soudain avalé par un traître brochet qui s’était lancé sur lui comme une flèche.

Le brochet en fit de même à une carpe qui prenait des mouches au vol, sans souci du danger. Ainsi bien repu, il se tint immobile entre deux eaux, dédaignant le fretin qui d’ailleurs s’éloignait de lui à toutes nageoires. Tandis qu’il se prélassait ainsi, survint rapide, vorace, la gueule béante, un brochet à jeun qui, d’un bond, s’élança sur lui. Un furieux combat s’engagea entre eux ; il fut donné là d’immortels coups de gueule ; l’eau était rouge de leur sang. Le brochet qui avait dîné se défendait mal contre celui qui était à jeun ; toutefois celui-ci, s’étant éloigné, reprit son élan et se lança comme une balle sur son adversaire qui, l’attendant la gueule béante, lui avala la tête plus qu’à moitié, voulut s’en débarrasser, mais ne le put à cause de ses dents recourbées. Et tous deux se débattaient tristement.

Ainsi accrochés, ils ne virent point un fort hameçon qui attaché à une cordelette de soie, monta du fond de l’eau, s’enfonça sous la nageoire du brochet qui avait dîné, le tira de l’eau avec son adversaire et les jeta tous deux sur le gazon sans égards.

Ulenspiegel en les égorgeant dit :

– Brochets, mes mignons, seriez-vous le pape et l’empereur s’entre-mangeant l’un l’autre, et ne serais-je point le populaire qui, à l’heure de Dieu, vous happe au croc, tous deux en vos batailles ?

XLVII

Cependant Katheline, qui n’avait point quitté Borgerhout, ne cessait de vaquer dans les environs, disant toujours : « Hanske, mon homme, ils ont fait du feu sur ma tête : fais-y un trou afin que mon âme sorte. Las ! elle y frappe toujours et à chaque coup c’est cuisante douleur. »

Et Nele la soignait en sa folie, et près d’elle songeait dolente à son ami Ulenspiegel.

Et à Damme Claes liait ses cotrets, vendait son charbon et maintes fois entrait en mélancolie, songeant qu’Ulenspiegel le banni ne pourrait de longtemps rentrer en la chaumine.

Soetkin se tenait tout le jour à la fenêtre, regardant si elle ne verrait point venir son fils Ulenspiegel.

Celui-ci, étant arrivé aux environs de Cologne, songea qu’il avait présentement le goût de cultiver les jardins.

Il s’alla offrir en qualité de garçon à Jan de Zuursmoel, lequel étant capitaine de landsknechts, avait failli être pendu faute de rançon et avait en grande horreur le chanvre qui, en langage flamand, se disait alors kennip.

Un jour, Jan de Zuursmoel, voulant montrer à Ulenspiegel la besogne à faire, le mena au fond de son clos et là ils virent un journal de terre, voisin du clos, tout planté de vert kennip.

Jan de Zuursmoel dit à Ulenspiegel :

– Chaque fois que tu verras de cette laide plante, il la faut vilipender honteusement, car c’est elle qui sert aux roues et aux potences.

– Je la vilipendrai, répondit Ulenspiegel.

Jan de Zuursmoel, étant un jour à table avec quelques amis de gueule, le cuisinier dit à Ulenspiegel :

– Va dans la cave et prends-y du zennip, qui est de la moutarde. Ulenspiegel, entendant malicieusement kennip au lieu de zennip, vilipenda honteusement le pot de zennip dans la cave et revint le porter sur la table, non sans rire.

– Pourquoi ris-tu ? demanda Jan de Zuursmoel. Penses-tu que nos naseaux soient d’airain ? Mange de ce zennip, puisque toi-même tu l’as préparé.

– J’aime mieux des grillades à la cannelle, répondit Ulenspiegel.

Jan de Zuursmoel se leva pour le battre.

– Il y a, dit-il, du vilipendement dans ce pot de moutarde.

Baes, répondit Ulenspiegel, ne vous souvient-il plus du jour où j’allais vous suivant au bout de votre clos ? Là, vous me dites, en me montrant le zennip : « Partout ou tu verras cette plante, vilipende-la honteusement, car c’est elle qui sert aux roues et aux potences. » Je la vilipendai, baes, je la vilipendai avec grand affront ; n’allez pas me meurtrir pour mon obéissance.

– J’ai dit kennip et non zennip, s’écria furieusement Jan de Zuursmoel

Baes ; vous avez dit zennip et non kennip, repartit Ulenspiegel.

Ils se disputèrent ainsi pendant longtemps, Ulenspiegel parlant humblement ; Jan de Zuursmoel criant comme un aigle et mêlant ensemble zennip, kennip, kennip, zennip, zennip, kennip, zennip, comme un écheveau de soie torse.

Et les convives riaient comme des diables mangeant des côtelettes de dominicains et des rognons d’inquisiteurs.

Mais Ulenspiegel dut quitter Jan de Zuursmoel.

XLVIII

Nele était toujours bien marrie pour elle-même et sa mère affolée.

Ulenspiegel se loua à un tailleur qui lui dit :

– Lorsque tu coudras, couds serré, afin que je n’y voie rien.

Ulenspiegel alla s’asseoir sous un tonneau et là commença à coudre.

– Ce n’est pas cela que je veux dire, cria le tailleur.

– Je me serre en un tonneau ; comment voulez-vous que l’on y voie ? répondit Ulenspiegel.

– Viens, dit le tailleur, rassieds-toi là sur la table et pique tes points serrés l’un près de l’autre, et fais l’habit comme ce loup. – Loup était le nom d’un justaucorps de paysan.

Ulenspiegel prit le justaucorps, le tailla en pièces et le cousit de façon à lui donner la ressemblante figure d’un loup.

Le tailleur, voyant cela, s’écria :

– Qu’as-tu fait, de par le diable ?

– Un loup, répondit Ulenspiegel.

– Méchant gausseur, repartit le tailleur, je t’avais dit un loup, c’est vrai, mais tu sais que loup se dit d’un justaucorps de paysan.

Quelque temps après il lui dit :

– Garçon, jette les manches à ce pourpoint avant que tu n’ailles te mettre au lit. – Jeter, c’est faufiler en langue de tailleur.

Ulenspiegel accrocha le pourpoint à un clou et passa toute la nuit à y jeter les manches.

Le tailleur vint au bruit.

– Vaurien, lui dit-il, quel nouveau et méchant tour me joues-tu là ?

– Est-ce là un méchant tour ? répondit Ulenspiegel. Voyez ces manches, je les ai jetées toute la nuit contre le pourpoint, et elles n’y tiennent pas encore.

– Cela va de soi, dit le tailleur, c’est pourquoi je te jette à la rue ; vois si tu y tiendras davantage.

XLIX

Cependant Nele, quand Katheline était chez quelque bon voisin, bien gardée, Nele s’en allait loin, bien loin toute seule, jusqu’à Anvers, le long de l’Escaut ou ailleurs, cherchant toujours, et sur les barques du fleuve, et sur les chemins poudreux, si elle ne verrait point son ami Ulenspiegel.

Se trouvant à Hambourg un jour de foire, il vit des marchands partout, et parmi eux quelques vieux juifs vivant d’usure et de vieux clous.