– Tu parles pour de l’argent, dit-elle.
– Veux-tu que je te mange pour rien ? dit-il
– Non, dit-elle, se défendant contre lui.
– Ah ! soupirait-il la poursuivant, ta peau est comme de la crème, tes cheveux comme du faisan doré à la broche, tes lèvres comme des cerises ! En est-il une plus friande que toi ?
– Il te sied bien, vilain méchant, dit-elle en souriant, de venir encore me réclamer six florins. Sois heureux que je t’aie nourri gratis sans rien te demander.
– Si tu savais, dit Ulenspiegel, comme il y a encore de la place !
– Pars ! dit l’hôtesse, avant que mon mari ne vienne.
– Je serai doux créancier, répondit Ulenspiegel, donne-moi seulement un florin pour la soif future
– Tiens, dit-elle, mauvais garçon.
Et elle le lui donna.
– Mais me laisseras-tu revenir ? lui demanda Ulenspiegel.
– Veux-tu bien t’en aller, dit-elle.
– Bien m’en aller, dit Ulenspiegel, ce serait aller vers toi mignonne, mais c’est mal m’en aller que de quitter tes beaux yeux. Si tu daignes me garder, je ne mangerai plus que pour un florin tous les jours.
– Faudra-t-il un bâton ? dit-elle.
– Prends le mien, répondit Ulenspiegel Elle riait, mais il dut partir.
LVI
Lamme Goedzak, en ce temps-là, vint de nouveau demeurer à Damme, le pays de Liége n’étant point tranquille à cause des hérésies. Sa femme le suivit volontiers parce que les Liégeois, bons gausseurs de leur nature, se moquaient de la débonnaireté de son homme.
Lamme allait souvent chez Claes qui, depuis qu’il avait hérité hantait la taverne de la Blauwe-Torre et s’y était choisi une table pour lui et ses compagnons. À la table voisine se trouvait, buvant chichement sa demi-pinte, Josse Grypstuiver, l’avare doyen des poissonniers, ladre, chichard, vivant de harengs-saurs, aimant plus l’argent que le salut de son âme. Claes avait mis dans sa gibecière le morceau de parchemin sur lequel étaient écrits ses dix milles ans d’indulgences.
Un soir qu’il était à la Blauwe-Torre, en la compagnie de Lamme Goedzak, de Jan van Roosebeke et de Mathys van Assche, Josse Grypstuiver étant présent, Claes chopina très bien, et Jan Roosebeke lui dit :
– C’est pécher que de tant boire.
Claes répondit :
– On ne brûle qu’un demi-jour pour une pinte de trop. Et j’ai dix mille ans d’indulgence en ma gibecière. Qui en veut cent afin de pouvoir se noyer sans crainte l’estomac ?
Tous crièrent :
– Combien les vends-tu ?
– Une pinte, répondit Claes, mais j’en donne cent cinquante pour une muske conyn, – c’est une portion de lapin.
Quelques buveurs payèrent à Claes qui une chopine, qui du jambon, il leur coupa à tous une petite bande de parchemin. Ce ne fut point Claes qui mangea et but le prix des indulgences, mais Lamme Goedzak, lequel mangea tant qu’il gonflait à vue d’œil, tandis que Claes débitant sa marchandise allait et venait dans la taverne.
Grypstuiver tournant vers lui son aigre trogne :
– En as-tu pour dix jours ? dit-il.
– Non, répondit Claes, c’est trop difficile à couper.
Et chacun de rire, et Grypstuiver de manger sa colère.
Puis Claes s’en fut en sa chaumine, suivi de Lamme, cheminant comme s’il eût eu des jambes de laine.
LVII
Vers la fin de sa troisième année de bannissement Katheline rentra à Damme en son logis. Et sans cesse, elle disait affolée : « Feu sur la tête, l’âme frappe, faites un trou, elle veut sortir. » Et elle s’enfuyait toujours voyant des bœufs et des moutons. Et elle se mettait sur le banc sous les tilleuls derrière sa chaumine, branlant la tête et regardant, sans les reconnaître, ceux de Damme, qui disaient en passant devant elle « Voici la folle ».
Cependant, vaquant par chemins et par sentiers, Ulenspiegel vit sur la grand’route un âne enharnaché de cuir à clous de cuivre, et la tête ornée de flocquarts et pendilloches de laine.
Quelques vieilles femmes se tenaient autour de l’âne disant et parlant toutes à la fois : « Personne ne peut s’en emparer, c’est l’horrifique monture du grand sorcier, le baron de Rais, brûlé vif pour avoir sacrifié huit enfants au diable. – Commères, il s’est enfui si vite qu’on ne l’a pu rattraper. Satan y est qui le protège. – Car tandis que, fatigué, il s’était arrêté sur sa route, les sergents de la commune vinrent pour l’appréhender au corps, mais il ruait et brayait si terriblement qu’ils n’en osèrent approcher. – Et ce n’était point braire d’âne mais braire de démon. – Ainsi on le laissa brouter le chardon sans lui faire son procès ni le brûler vif comme sorcier. Ces hommes n’ont point de courage. »
Nonobstant ces beaux discours, sitôt que l’âne dressait les (oreilles ou se battait les flancs de sa queue, elles s’enfuyaient en criant, pour se rapprocher ensuite, caquetant et jacassant, et faire le même manège au moindre mouvement du baudet.
Mais Ulenspiegel les considérant et riant :
– Ah ! dit-il, curiosité sans fin et sempiternel parlement sortent comme fleuve des bouches des commères et notamment des vieilles, car chez les jeunes, le flot en est moins fréquent à cause de leurs amoureuses occupations.
Considérant alors le baudet :
– Cet animal sorcier, dit-il, est alerte et ne trotte point des épaules sans doute, je puis le monter ou le vendre.
Il s’en fut, sans mot dire, chercher un picotin d’avoine, le fit manger à l’âne, lui sauta sur le dos prestement et, lui tendant la bride, se tourna vers le septentrion, l’orient et l’occident et de loin bénit les vieilles. Celles-ci, pâmées de peur, s’agenouillèrent, et il fut dit ce jour-là, à la veillée, qu’un ange coiffé d’un feutre à plume de faisan était venu, les avait toutes bénies et avait emmené l’âne du sorcier par faveur spéciale de Dieu.
Et Ulenspiegel s’en allait califourchonnant son âne au milieu des grasses prairies où bondissaient en liberté les chevaux, où pâturaient les vaches et génisses, couchées au soleil, paresseuses. Et il le nomma Jef.
L’âne s’était arrêté et bien joyeux dînait de chardons. Quelquefois cependant il frissonnait de toute la peau, et de la queue se battait les flancs afin d’écarter les taons voraces qui, comme lui, voulaient dîner, mais de sa viande.
Ulenspiegel, dont l’estomac criait la faim, était mélancolique :
– Tu serais bien heureux, disait-il, Monsieur du baudet, dînant comme tu le fais de gras chardons, si nul ne te venait déranger en ton aise et te rappeler que tu es mortel, c’est-à-dire né pour endurer toutes sortes de vilenies.
– Ainsi que toi, poursuivit-il, serrant les jambes, ainsi que toi, l’homme à la Sainte Pantoufle a son taon, c’est monsieur Luther ; et Sa Haute Majesté Charles a le sien aussi, c’est messire François premier du nom, le roi au nez très long et à l’épée plus longue encore. Il est donc bien permis à moi, pauvre petit bonhomme errant comme un juif, d’avoir aussi mon taon, monsieur du baudet. Las ! toutes mes pochettes sont trouées, et par le trou s’en vont courant la prétantaine, tous mes beaux ducats, florins et daelders, comme une légion de souris fuyant la gueule d’un chat. Je ne sais pourquoi l’argent ne veut point de moi, moi qui voudrais tant de l’argent. Fortune n’est point femme, quoiqu’on dise, car elle n’aime que les ladres avares qui l’encoffrent, l’ensacquent, l’enferment à vingt clefs, etSi jamais ne lui permettent de pousser à la fenêtre seulement un petit bout de son nez tout doré. Voilà le taon qui me ronge et démange, et me chatouille sans me faire rire. Tu ne m’écoutes point, monsieur du baudet, et ne songes qu’à paître. Ah ! pansard emplissant ta panse, tes longues oreilles sont sourdes au cri des ventres vides. Ecoute-moi, je le veux.