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– Hé ! sire landgrave, ils cheminent vers la fin.

Le soixantième jour, le landgrave se fâcha, et entrant dans la chambre :

– Tu me vas, incontinent, dit-il, montrer les peintures.

– Oui, redouté Seigneur, répondit Ulenspiegel, mais daignez ne point ouvrir ce rideau avant d’avoir mandé céans les seigneurs capitaines et dames de votre cour.

– J’y consens, dit le sire landgrave.

Tous vinrent à son ordre.

Ulenspiegel se tenait devant le rideau bien fermé.

– Monseigneur landgrave, dit-il, et vous, madame la landgravine, et vous, monseigneur de Lunebourg, et vous autres belles dames et vaillants capitaines, j’ai pourtrait de mon mieux, derrière ce rideau, vos faces mignonnes ou guerrières. Il vous sera facile de vous y reconnaître chacun très bien. Vous êtes curieux de vous voir, c’est justice, mais daignez prendre patience et laissez-moi vous dire un mot ou six. Belles dames et vaillants capitaines, qui êtes tous de sang noble, vous pouvez voir et admirer ma peinture ; mais s’il est parmi vous un vilain, il ne verra que le mur blanc. Et maintenant daignez ouvrir vos nobles yeux.

Ulenspiegel tira le rideau :

– Les nobles hommes seuls y voient, seules elles y voient les nobles dames, aussi dira-t-on bientôt : Aveugle en peinture comme vilain, clairvoyant comme noble homme !

Tous écarquillaient les yeux, prétendant y voir, s’entremontrant, désignant et reconnaissant, mais ne voyant en effet que le mur nu, ce qui les faisait penauds.

Soudain le fou qui était présent sauta de trois pieds en l’air et agitant ses grelots :

– Qu’on me traite, dit-il, de vilain vilain vilenant vilenie, mais je dirai et crierai avec trompettes et fanfares que le vois là un mur nu, un mur blanc, un mur nu. Ainsi m’aide Dieu et tous ses saints !

Ulenspiegel répondit : Quand les fous se mêlent de parler, il est temps que les sages s’en aillent.

Il allait sortir du palais quand le landgrave l’arrêtant :

– Fou folliant, dit-il, qui t’en vas par le monde louant choses belles et bonnes et te gaussant de sottise à pleine gueule, toi qui osas, en face de tant de hautes dames et de plus hauts et gros seigneurs, te gausser populairement de l’orgueil blasonique et seigneurial, tu seras pendu un jour pour ton libre parler.

– Si la corde est d’or, répondit Ulenspiegel, elle cassera de peur en me voyant venir.

– Tiens, dit le landgrave en lui donnant quinze florins, en voici le premier bout.

– Grand merci, monseigneur, répondit Ulenspiegel, chaque auberge du chemin en aura un fil, fil tout d’or qui fait des Crésus de tout ces aubergistes larrons.

Et il s’en fut sur son âne, portant haut sa toque, la plume au vent, joyeusement.

LVIII

Les feuilles jaunissaient sur les arbres et le vent d’automne commençait de souffler. Katheline était parfois raisonnable pendant une heure ou trois. Et Claes disait alors que l’esprit de Dieu en sa douce miséricorde venait la visiter. En ces moments, elle avait pouvoir de jeter, par geste et par langage, un charme sur Nele, qui voyait à plus de cent lieues les choses qui se passaient sur les places, dans les rues ou dans les maisons.

Donc ce jour-là Katheline étant en son bon sens mangeait des oliekoekjes bien arrosées de dobbel-cuyt, avec Claes, Soetkin et Nele.

Claes dit :

– C’est aujourd’hui le jour de l’abdication de Sa Sainte Majesté l’empereur Charles-Quint. Nele, ma mignonne, saurais-tu voir jusqu’à Bruxelles en Brabant ?

– Je le saurai, si Katheline le veut, répondit Nele.

Katheline alors fit asseoir la fillette sur un banc, et par ses paroles et gestes agissant comme charme, Nele s’affaissa tout ensommeillée.

Katheline lui dit :

– Entre dans la petite maison du Parc, qui est le séjour aimé de l’empereur Charles-Quint.

– Je suis, dit Nele parlant bassement et comme si elle étouffait, je suis en une petite salle peinte à l’huile, en vert. Là se trouve un homme tirant sur les cinquante-quatre ans, chauve et gris, portant la barbe blonde, sur un menton proéminent, ayant un mauvais regard en ses yeux gris, pleins de ruse, de cruauté et de feinte bonhomie. Et cet homme, on l’appelle Sainte Majesté. Il est catarrheux et tousse beaucoup. Auprès de lui en est un autre, jeune, au laid museau, comme d’un singe hydrocéphale : celui-la, je le vis à Anvers, c’est le roi Philippe. Sa Sainte Majesté lui reproche en ce moment d’avoir découché la nuit, sans doute, dit-Elle, pour aller trouver en un bouge quelque guenon de la ville basse. Elle dit que ses cheveux ont une odeur de taverne, que ce n’est pas là un plaisir de roi n’ayant qu’à choisir corps mignons, peaux de satin rafraîchies dans des bains de senteurs et mains de grandes dames bien amoureuses, ce qui vaut mieux, dit-Elle, qu’une truie folle, sortie à peine lavée des bras d’un soudard ivrogne. Il n’est point, lui dit-il, de femme pucelle, mariée ou veuve, qui lui voulût résister, parmi les plus nobles et belles éclairant leurs amours avec bougies parfumées, et non aux graisseuses lueurs de puantes chandelles.

« Le roi répond à Sa Sainte Majesté qu’il lui obéira en tout.

« Puis Sa Sainte Majesté tousse et boit quelques gorgées d’hypocras.

« – Tu vas, dit-Elle, en s’adressant à Philippe, voir tantôt les États Généraux, prélats, nobles et bourgeois : d’Orange le Taiseux, d’Egmont le Vain, de Hornes l’impopulaire, Brederode le Lion ; et aussi tous ceux de la Toison d’or, dont je te ferai souverain. Tu verras là cent porteurs de hochets, qui se couperaient tous le nez s’ils pouvaient le porter à une chaîne d’or sur la poitrine, en signe de plus haute noblesse. »

« Puis, changeant de ton et bien dolente, Sa Sainte Majesté dit au roi Philippe :

« – Tu sais que je vais abdiquer en ta faveur, mon fils, donner à l’univers un grand spectacle et parler devant une grande foule, quoique hoquetant et toussant, – car je mangeai trop toute ma vie, mon fils, – et tu devras avoir le cœur bien dur si, après m’avoir entendu, tu ne verses pas quelques larmes. »

« – Je pleurerai, mon père, répond le roi Philippe. »

« Puis Sa Sainte Majesté parle à un valet qui a nom Dubois :

« – Dubois, dit-Elle, baille-moi un morceau de sucre de Madère : j’ai le hoquet. Pourvu qu’il ne m’aille pas saisir quand je parlerai à tout ce monde ! Cette oie d’hier ne passera donc jamais ! Si je buvais un hanap de vin d’Orléans ? Non, il est trop cru ! Si je mangeais quelques anchois ? Ils sont bien huileux. Dubois, donne-moi du vin de Romagne. »

» Dubois donne à Sa Sainte Majesté ce qu’Elle demande, puis lui met une robe de velours cramoisi, la couvre d’un manteau d’or, la ceint de l’épée, lui met aux mains le sceptre et le globe, et sur la tête la couronne.

» Puis Sa Sainte Majesté sort de la maison du Parc, montée sur une petite mule et suivie du roi Philippe et de maints hauts personnages. Ils vont ainsi en un grand bâtiment qu’ils nomment palais, et y trouvent en une chambre un homme de haute et mince taille, richement vêtu, et qu’ils nomment d’Orange

» Sa Sainte Majesté parle à cet homme et lui dit :

» – Ai-je bonne mine, cousin Guillaume ? »

» Mais l’homme ne répond point.

» Sa Sainte Majesté lui dit alors, moitié riant, moitié fâchée : »

» – Tu seras donc toujours muet, mon cousin, même pour dire leurs vérités aux antiquailles ? Faut-il que je règne encore ou que j’abdique, Taiseux ? »

« – Sainte Majesté, répond l’homme mince, quand vient l’hiver, les plus forts chênes laissent tomber leurs feuilles. »

» Trois heures sonnent

« – Taiseux, dit-Elle, prête-moi ton épaule que je m’y appuie. »

» Et Elle entre avec lui et sa suite dans une grande salle, s’assied sous un dais et sur une estrade couverts de soie ou de tapis cramoisis. Là sont trois sièges : Sa Sainte Majesté prend celui du milieu, plus orné que les autres et surmonté d’une couronne impériale ; le roi Philippe s’assied sur le deuxième, et le troisième est pour une femme, qui est une reine sans doute. À droite et à gauche, sont assis sur des bancs tapissés, des hommes vêtus de rouge et portant au cou un mouton en or. Derrière eux se tiennent plusieurs personnages qui sont sans doute princes et seigneurs. Vis-à-vis et au bas de l’estrade sont assis, sur des bancs non tapissés, des hommes vêtus de drap. Je leur entends dire qu’ils ne sont assis et vêtus si modestement que parce qu’ils payent à eux seuls toutes les charges. Chacun s’est levé quand Sa Sainte Majesté est entrée, mais Elle s’est bientôt assise et fait signe à chacun de l’imiter.