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Le cinq avril avant Pâques, les seigneurs comte Louis de Nassau, de Culembourg, de Brederode, l’Hercule buveur entrèrent avec trois cents autres gentilshommes en la cour de Bruxelles, chez madame la gouvernante duchesse de Parme. Allant quatre à quatre de rang, ils montèrent ainsi les grands degrés du palais.

Etant dans la salle où se trouvait Madame, ils lui présentèrent une requête par laquelle ils lui demandaient de chercher à obtenir du roi Philippe l’abolition des placards touchant le fait de la religion et aussi de l’inquisition d’Espagne, déclarant que dans nos pays mécontents, il n’en pourrait arriver que troubles, ruines et misère générale.

Et cette requête fut nommée LE COMPROMlS.

Berlaymont, qui fut plus tard si traître et cruel à la terre des pères, se tenait près de Son Altesse et lui dit, se gaussant de la pauvreté de quelques-uns des nobles confédérés :

– Madame, n’ayez crainte de rien, ce ne sont que gueux.

Signifiant ainsi que ces nobles s’étaient ruinés au service du roi ou bien en voulant égaler par leur luxe les seigneurs espagnols.

Pour faire mépris des paroles du sieur de Berlaymont, les seigneurs déclarèrent dans la suite « tenir à honneur d’être estimés et nommés gueux pour le service du roi et le bien de ces pays ».

Ils commencèrent à porter une médaille d’or au cou, ayant d’un côté l’effigie du roi, et de l’autre deux mains s’entrelaçant à travers une besace, avec ces mots : « Fidèles au roi jusqu’à la besace ». Ils portèrent aussi à leurs chapeaux et bonnets des bijoux d’or en forme d’écuelles et de chapeaux de mendiants.

Dans l’entretemps, Lamme promenait sa bedaine par toute la ville, cherchant sa femme et ne la trouvant point.

VII

Ulenspiegel lui dit un matin :

– Suis-moi : nous allons saluer un haut, noble, puissant, redouté personnage.

– Me dira-t-il où est ma femme ? demanda Lamme.

– S’il le sait, répondit Ulenspiegel.

Ils s’en furent chez Brederode, l’Hercule buveur.

Il était dans la cour de son hôtel.

– Que veux-tu de moi, demanda-t-il à Ulenspiegel.

– Vous parler, monseigneur, répondit Ulenspiegel.

– Parle, répondit Brederode.

– Vous êtes, dit Ulenspiegel, un beau, vaillant et fort seigneur. Vous étouffâtes, au temps jadis, un Français dans sa cuirasse comme une moule dans sa coquille ; mais si vous êtes fort et vaillant, vous êtes aussi bien avisé. Pourquoi donc portez-vous cette médaille où je lis : « Fidèle au roi jusqu’à la besace » ?

– Oui, demanda Lamme, pourquoi, monseigneur ?

Mais Brederode ne lui répondit point et regarda Ulenspiegel. Celui-ci poursuivit son propos :

– Pourquoi, vous autres nobles seigneurs, voulez-vous être au roi jusqu’à la besace fidèles ? Est-ce pour le grand bien qu’il vous veut, pour la belle amitié qu’il vous porte ? Pourquoi, au lieu de lui être fidèles jusques à la besace, ne faites-vous pas que le bourreau dépouillé de ses pays soit à la besace toujours fidèle ?

Et Lamme hochait la tête en signe d’assentiment.

Brederode regarda Ulenspiegel de son regard vif, sourit en voyant sa bonne mine.

– Si tu n’es pas, dit-il, un espion du roi Philippe, tu es un bon Flamand, et je te vais récompenser pour les deux cas.

Il le mena, Lamme les suivant, en son office. Là, lui tirant l’oreille jusqu’au sang :

– Ceci, dit-il, est pour l’espion.

Ulenspiegel ne cria point.

– Apporte, dit-il à son sommelier, ce coquemar de vin à la cannelle.

Le sommelier apporta le coquemar et un grand hanap de vin cuit et embaumant l’air.

– Bois, dit Brederode à Ulenspiegel ; ceci est pour le bon Flamand.

– Ah ! dit Ulenspiegel, bon Flamand, belle langue à la cannelle, les saints n’en parlent point de semblable.

Puis, ayant bu la moitié du vin, il passa l’autre à Lamme.

– Quel est, dit Brederode, ce papzak porte-bedaine qui est récompensé sans avoir rien fait ?

– C’est, répondit Ulenspiegel, mon ami Lamme, qui chaque fois qu’il boit du vin cuit s’imagine qu’il va retrouver sa femme.

– Oui, dit Lamme humant le vin du hanap avec grande dévotion.

– Où allez-vous présentement ? demanda Brederode.

– Nous allons, répondit Ulenspiegel, à la recherche des Sept qui sauveront la terre de Flandre.

– Quels Sept ? demanda Brederode.

– Quand je les aurai trouvés, je vous dirai quels ils sont, répondit Ulenspiegel.

Mais Lamme tout allègre d’avoir bu :

– Thyl, dit-il, si nous allions dans la lune chercher ma femme ?

– Commande l’échelle, répondit Ulenspiegel.

***

En mai, le mois vert, Ulenspiegel dit à Lamme :

– Voici le beau mois de mai ! Ah ! le clair ciel bleu, les joyeuses hirondelles ; voici les branches des arbres rouges de sève, la terre est en amour. C’est le moment de pendre et de brûler pour la foi. Ils sont là les bons petits inquisiteurs. Quelles nobles faces ! Ils ont tout pouvoir de corriger, punir, dégrader, livrer aux mains des juges séculiers, avoir leurs prisons, – Ah ! le beau mois de mai ! – faire prise de corps, poursuivre les procès sans se servir de la forme ordinaire de justice, brûler, pendre, décapiter et creuser pour les pauvres femmes et filles la fosse de mort prématurée. Les pinsons chantent dans les arbres. Les bons inquisiteurs ont l’œil sur les riches. Et le roi héritera. Allez, fillettes, danser dans la prairie au son des cornemuses et scalmeyes. Oh ! le beau mois de mai !

Les cendres de Claes battirent sur la poitrine d’Ulenspiegel.

– Marchons, dit-il à Lamme. Heureux ceux qui tiendront droit le cœur, haute l’épée dans les jours noirs qui vont venir !

VIII

Ulenspiegel passa un jour, au mois d’août, rue de Flandre, à Bruxelles, devant la maison de Jean Sapermillemente, nommé ainsi à cause qu’en ses colères son aïeul paternel jurait de cette façon pour ne point blasphémer le très saint nom de Dieu. Ledit Sapermillemente était maître brodeur de son métier, mais étant devenu sourd et aveugle par force de buverie, sa femme, vieille commère d’aigre trogne, brodait en sa place les habits, pourpoints, manteaux, souliers des seigneurs. Sa fillette mignonne l’aidait en ce labeur bien payé.

Passant devant la susdite maison aux dernières heures claires, Ulenspiegel vit la fillette à la fenêtre et l’entendit criant :

Août, Août,

Dis-moi, doux mois,

Qui me prendra pour femme,

Dis-moi, doux mois ?

– Moi, dit Ulenspiegel, si tu le veux.

– Toi ? dit-elle. Approche que je te regarde.

Mais lui :

– D’où vient que tu cries en août ce que les fillettes de Brabant crient la veille de mars ?

– Celles-là, dit-elle, n’ont qu’un mois donateur de mari ; moi j’en ai douze, et à la veille de chacun d’eux, non à minuit, mais pendant six heures jusque minuit, je saute de mon lit, je fais trois pas à reculons vers la fenêtre, je crie ce que tu sais ; puis, me retournant, je fais trois pas à reculons vers le lit, et à minuit, me couchant, je m’endors, rêvant du mari que j’aurai. Mais les mois, doux mois, étant mauvais gausseurs de leur nature, ce n’est plus d’un mari que je rêve, mais de douze à la fois, tu seras le treizième si tu veux.

– Les autres seraient jaloux, répondit Ulenspiegel. Tu cries aussi : « Délivrance ! »

La fillette rougissante répondit :

– Je crie délivrance et sais ce que je demande.

– Je le sais pareillement et te l’apporte, répondit Ulenspiegel.

– Il faut attendre, dit-elle, souriant et montrant ses dents blanches.

– Attendre, dit Ulenspiegel, non. Une maison peut me tomber sur la tête, un coup de vent me jeter dans un fossé, un roquet plein de rage me mordre à la jambe ; non, je n’attendrai point.