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Le Grand Conseil souverain de Malines ayant mandé, par l’organe de son président Viglius, de ne mettre aucun empêchement au brisement des images :

– Las ! dit Ulenspiegel, la moisson est mûre pour les faucheurs espagnols. Le duc ! le duc marche sur nous. Flamands, la mer monte, la mer de vengeance. Pauvres femmes et filles, fuyez la fosse ! Pauvres hommes, fuyez la potence, le feu et le glaive ! Philippe veut achever l’œuvre sanglante de Charles. Le père sema la mort et l’exil ; le fils a juré qu’il aimerait mieux régner sur un cimetière que sur un peuple d’hérétiques. Fuyez, voici le bourreau et les fossoyeurs.

Le populaire écoutait Ulenspiegel, et les familles par centaines quittaient les cités, et les routes étaient encombrées de chariots chargés des meubles de ceux qui partaient pour l’exil.

Et Ulenspiegel allait partout, suivi de Lamme dolent et cherchant ses amours.

Et à Damme, Nele pleurait auprès de Katheline l’affolée.

XVI

Ulenspiegel étant à Gand au mois de l’orge, qui est octobre, vit d’Egmont revenant de nocer et festoyer en la noble compagnie de l’abbé de Saint-Bavon. D’humeur chantante, il faisait rêvassant aller au pas son cheval. Soudain, il avisa un homme qui, tenant une lanterne allumée, marchant à côté de lui.

– Que me veux-tu ? demanda d’Egmont.

– Du bien, répliqua Ulenspiegel, bien de lanterne quand elle est allumée.

– Va-t-en et me laisse, répondit le comte.

– Je ne m’en irai pas, repartit Ulenspiegel.

– Tu veux donc recevoir un coup de fouet ?

– J’en veux recevoir dix, si je puis vous mettre dans la tête une telle lanterne que voyiez clair d’ici à l’Escurial.

– Il ne me chault de ta lanterne ni de l’Escurial, répondit le comte.

– Eh bien, moi, répondit Ulenspiegel, il me brûle de vous donner un bon avis.

Puis, prenant par la bride le cheval du comte, ruant et se cabrant :

– Monseigneur, dit-il, songez que maintenant vous dansez bien sur votre cheval et que votre tête danse aussi très bien sur vos épaules ; mais le roi veut, dit-on, interrompre cette belle danse, vous laisser votre corps, mais prendre votre tête et la faire danser en des pays si lointains que vous ne la pourrez jamais rattraper. Donnez-moi un florin, je l’ai gagné.

– Du fouet, si tu ne te retires, méchant donneur d’avis.

– Monseigneur, je suis Ulenspiegel, fils de Claes, brûlé vif pour la foi, et de Soetkin morte de douleur. Les cendres battant sur ma poitrine me disent que d’Egmont, le brave soldat, peut avec la gendarmerie qu’il commande, opposer au duc d’Albe ses troupes trois fois victorieuses.

– Va-t-en, répondit d’Egmont, je ne suis point traître.

– Sauve les pays, seul tu le peux, dit Ulenspiegel.

Le comte voulut fouetter Ulenspiegel ; mais celui-ci ne l’avait pas attendu et s’enfuyait en criant :

– Mangez des lanternes, mangez des lanternes, messire comte. Sauvez les pays.

Un autre jour, d’Egmont ayant soif s’était arrêté devant l’auberge de In ‘t bondt verkin – Au cochon bigarré, – tenu par une femme de Courtrai, mignonne commère, nommée Musekin, la Petite Souris.

Le comte, se dressant sur ses étriers, cria :

– À boire !

Ulenspiegel, qui servait la Musekin, vint près du comte en tenant d’une main un hanap d’étain et de l’autre un plein flacon de vin rouge.

Le comte le voyant :

– Te voilà, dit-il, corbeau de noir augure !

– Monseigneur, répondit Ulenspiegel, si mon augure est noir, c’est qu’il est mal lavé ; mais me diriez-vous quel est le plus rouge du vin qui entre par le gosier ou du sang qui jaillit par le cou ? C’est ce que demandait ma lanterne.

Le comte ne répondit point, but, paya et partit.

XVII

Ulenspiegel et Lamme, montés chacun sur un âne, que leur avait donné Simon Simonsen, un des fidèles du prince d’Orange, allaient en tous lieux, avertissant les bourgeois des noirs desseins du roi de sang et toujours au guet pour savoir les nouvelles qui venaient d’Espagne.

Ils vendaient des légumes, étaient vêtus en paysans et couraient tous les marchés.

Revenant de celui de Bruxelles, ils virent dans une maison de pierre, quai aux Briques, dans une salle basse, une belle dame vêtue de satin, haute en couleur, bien en gorge et l’œil émerillonné.

Elle disait a une coquassière jeune et fraîche :

– Affritez-moi cette poêle, je n’aime pas la sauce à la rouille.

Ulenspiegel poussa le nez à la fenêtre.

– Moi, dit-il, je les aime toutes, car ventre affamé n’est pas grand électeur de fricassées.

La dame se retournant :

– Quel est, dit-elle, ce bonhommet qui se mêle de mon potage ?

– Hélas ! belle dame, répondit Ulenspiegel, si vous vouliez seulement en faire un peu en ma compagnie, je vous enseignerais des ragoûts de voyageur inconnus aux belles dames sédentaires.

Puis, faisant claquer sa langue, il dit

– J’ai soif.

– De quoi ? dit-elle.

– De toi, dit-il.

– Il est joli homme, dit la coquassière à la dame. Faisons-le entrer et qu’il nous conte ses aventures.

– Mais ils sont deux, dit la dame.

– J’en soignerai un, repartit la coquassière.

– Madame, repartit Ulenspiegel, nous sommes deux, il est vrai, moi et mon pauvre Lamme, qui ne peut porter cent livres sur le dos, mais en porte cinq cents sur l’estomac en viandes et boissons, volontiers.

– Mon fils, dit Lamme, ne te gausse point de moi, infortuné à qui sa bedaine coûte si cher à remplir.

– Elle ne te coûtera pas un liard aujourd’hui, dit la dame. Entrez céans tous deux.

– Mais, dit Lamme, il y a aussi deux baudets sur lesquels nous sommes.

– Les picotins, répondit la dame, ne manquent point en l’écurie de M. le comte de Meghem.

La coquassière quitta sa poêle et tira dans la cour Ulenspiegel et Lamme sur leurs ânes, lesquels se mirent à braire incontinent.

– C’est, dit Ulenspiegel, la fanfare de prochaine nourriture. Ils claironnent leur joie, les pauvres baudets !

En étant tous deux descendus, Ulenspiegel dit à la cuisinière :

– Si tu étais ânesse, voudrais-tu d’un âne comme moi ?

– Si j’étais femme, répondit-elle, je voudrais d’un gars à la face joyeuse.

– Qu’es-tu donc, n’étant point femme ni ânesse ? demanda Lamme.

– Je suis vierge, dit-elle, une vierge n’est point femme ni ânesse davantage ; comprends-tu, grosse bedaine ?

Ulenspiegel dit à Lamme :

– Ne la crois point, c’est la moitié d’une folle-fille et le quart de deux diablesses. Sa malice charnelle lui a déjà gardé en enfer une place sur un matelas pour y choyer Belzébuth.

– Méchant gausseur, dit la cuisinière, si tes cheveux étaient de crin ! je n’en voudrais pas seulement pour marcher dessus.

– Moi, dit Ulenspiegel, je voudrais manger toutes tes chevelures.

– Langue dorée, lui dit la dame, te les faut-il toutes avoir ?

– Non, répondit Ulenspiegel, mille me suffiraient fondues en une seule comme vous.

La dame lui dit :

– Bois d’abord une pinte de bruinbier, mange un morceau de jambon, taille à même dans ce gigot, éventre-moi ce pâté, hume-moi cette salade.