IV
Par un jour de juin, clair et doux, fut dressé à Bruxelles, sur le marché devant la Maison de Ville, un échafaud couvert de drap noir et y attenant deux poteaux élevés, garnis de pointes de fer. Sur l’échafaud, étaient deux coussins noirs et une petite table sur laquelle il y avait une croix d’argent.
Et sur cet échafaud furent mis à mort par le glaive, les nobles comtes d’Egmont et de Hoorn. Et le roi hérita.
Et l’ambassadeur de François, premier du nom, dit parlant d’Egmont :
– Je viens de voir trancher la tête à celui qui deux fois fit trembler la France.
Et les têtes des comtes furent posées sur les pointes de fer.
Et Ulenspiegel dit à Lamme :
– Les corps et le sang sont couverts de drap noir. Bénis soient ceux qui tiendront haut le cœur, droite l’épée dans les jours qui vont venir !
V
En ce temps-là, le Taiseux réunit une armée et fit envahir de trois côtés les Pays-Bas.
Et Ulenspiegel dit en une assemblée de Gueux Sauvages de Marenhout :
– Sur l’avis de ceux de l’Inquisition, Philippe, roi, a déclaré tout et un chacun habitant des Pays-Bas coupable de lèse-Majesté, du fait des hérésies tant pour y avoir adhéré que pour n’y avoir pas mis obstacle, et vu cet exécrable crime, les condamne tous, sans avoir égard au sexe ou à l’âge, excepté ceux qui sont désignés nominalement, aux peines réservées à de telles forfaitures ; et ce, sans nulle espérance de grâce. Le roi hérite.
« La mort fauche dans le riche et vaste pays que bornent la Mer Septentrionale, le comté d’Emden, la rivière d’Amise, les pays de Westphalie, de Clèves, de Juliers et de Liége, l’évêché de Cologne et celui de Trèves, le pays de Lorraine et de France. La mort fauche sur un sol de trois cent quarante lieues, dans deux cents villes murées, dans cent cinquante villages ayant droit de villes, dans les campagnes, les bourgs et les plaines. Le roi hérite.
« Ce n’est pas, poursuivit-il, trop de onze mille bourreaux pour faire la besogne. D’Albe les nomme des soldats. Et la terre des pères est devenue un charnier d’où les arts fuient, que les métiers quittent, que les industries abandonnent pour aller enrichir l’étranger, qui leur permet chez lui d’adorer le Dieu de la libre conscience. La Mort et la Ruine fauchent. Le roi hérite.
« Les pays avaient conquis leurs privilèges à force d’argent donné à des princes besogneux ; ces privilèges sont confisqués. Ils avaient espéré, d’après les contrats passés entre eux et les souverains, jouir de la richesse, fruit de leurs travaux. Ils se trompent : le maçon bâtit pour l’incendie, le manouvrier travaille pour le voleur. Le roi hérite.
« Sang et larmes ! la mort fauche sur les bûchers, sur les arbres servant de potences le long des grand’routes, dans les fosses ouvertes où sont jetées vivantes de pauvres fillettes ; dans les noyades des prisons, dans les cercles de fagots enflammés au milieu desquels brûlent à petit feu les patients ; dans les huttes de paille en feu ou les victimes meurent dans la flamme et la fumée. Le roi hérite.
« Ainsi l’a voulu le pape de Rome.
« Les villes regorgent d’espions attendant leur part du bien des victimes. Plus on est riche, plus on est coupable. Le roi hérite.
« Mais les vaillants hommes du pays ne se laisseront point égorger comme des agneaux. Parmi ceux qui fuient, il en est d’armés qui se réfugient dans les bois. Les moines les avaient dénoncés afin qu’on les tuât et que l’on prît leurs biens. Aussi la nuit, le jour, par bandes, comme des fauves, ils se ruent sur les cloîtres, y reprennent l’argent volé au pauvre peuple sous forme de chandeliers, de châsses d’or et d’argent, de ciboires, de patènes, de vases précieux. N’est-ce pas, bonshommes ? Ils y boivent le vin que les moines gardaient pour eux seuls. Les vases fondus ou engagés serviront pour la guerre sainte. Vive le Gueux !
« Ils harcèlent les soldats du roi, les tuent, les dépouillent, puis s’enfuient dans leurs tanières. On voit, jour et nuit, dans les bois s’allumer et s’éteindre des feux nocturnes changeant sans cesse de place. C’est le feu de nos festins. À nous le gibier de poil et de plume. Nous sommes seigneurs. Les paysans nous donnent du pain et du lard quand nous voulons. Lamme, regarde-les. Loqueteux, farouches, résolus et l’œil fier, ils errent dans les bois avec leurs haches, hallebardes, longues épées, bragmarts, piques, lances, arbalètes, arquebuses, car toutes armes leur sont bonnes et ils ne veulent point marcher sous des enseignes. Vive le Gueux ! »
Et Ulenspiegel chanta :
Slaet op den trommele van dirre dom deyne
Slaet op den trommele van dirre doum, doum,
Battez le tambour ! van dirre dom deyne,
Battez le tambour de guerre.
Qu’on arrache au duc ses entrailles !
Qu’on lui en fouette le visage !
Slaet op den trommele, battez le tambour
Que le duc soit maudit ! À mort le meurtrier !
Qu’il soit livré aux chiens !
À mort le bourreau ! Vive le Gueux !
Qu’il soit pendu par la langue
Et par le bras, par la langue qui commande
Et par le bras qui signe l’arrêt de mort.
Slaet op den trommele.
Battez le tambour de guerre. Vive le Gueux !
Que le duc soit enfermé vivant avec les cadavres des victimes !
Que dans la puanteur,
Il meure de la peste des morts !
Battez le tambour de guerre. Vive le Gueux !
Christ regarde d’en haut tes soldats,
Risquant le feu, la corde,
Le glaive pour ta parole.
Ils veulent la délivrance de la terre des pères.
Slaet op den trommele van dirre dom deyne.
Battez le tambour de guerre. Vive le Gueux !
Et tous de boire et de crier :
– Vive le Gueux !
Et Ulenspiegel, buvant dans le hanap doré d’un moine, regardait avec fierté les faces vaillantes des Gueux Sauvages.
– Hommes fauves, dit-il, vous êtes loups, lions et tigres. Mangez les chiens du roi de sang.
– Vive le Gueux ! dirent-ils chantant :
Slaet op den trommele van dirre dom deyne,
Slaet op den trommele van dirre dom dom :
Battez le tambour de guerre. Vive le Gueux !
VI
Ulenspiegel, étant à Ypres, recrutait des soldats pour le prince : poursuivi par les happe-chair du duc, il se présenta comme bedeau chez le prévôt de Saint-Martin. Il y eut pour compagnon un sonneur nommé Pompilius Numan, couard de haute futaie qui, la nuit, prenait son ombre pour le diable et sa chemise pour un fantôme.
Le prévôt était gras et dodu comme une poularde engraissée à point pour la broche. Ulenspiegel vit bientôt quelle herbe il paissait pour se faire ainsi tant de lard. Selon qu’il l’apprit du sonneur et le vit de ses yeux, le prévôt dînait à neuf heures et soupait à quatre. Il restait au lit jusqu’à huit heures et demie ; puis, avant le dîner, s’allait promener dans son église, voir si les troncs des pauvres étaient bien remplis. Et il en mettait la moitié dans son escarcelle. À neuf heures, il dînait d’une jatte de lait, d’un demi-gigot, d’un petit pâte de héron et vidait cinq hanaps de vin de Bruxelles. À dix heures, suçant quelques pruneaux et les arrosant de vin d’Orléans, il priait Dieu de ne l’induire jamais en gloutonnerie. À midi, il croquait, pour passer le temps, une aile et un croupion de volaille. À une heure, songeant à son souper, il vidait un grand coup de vin d’Espagne ; puis, s’étendant sur son lit, s’y rafraîchissait d’un petit somme.
Se réveillant, il mangeait un peu de saumon salé pour s’aiguiser l’appétit et vidait un grand hanap de dobbel-knol d’Anvers. Puis il descendait dans la cuisine, s’asseyait devant la cheminée et le beau feu de bois qui y flambait. Il y regardait rôtir et brunir pour les moines de l’abbaye une grosse pièce de veau ou un petit cochon bien échaudé, qu’il eût mangé plus volontiers qu’une miche de pain. Mais l’appétit lui manquait un peu. Et il contemplait la broche qui tournait toute seule comme par merveille. C’était l’œuvre de Pieter van Steenkiste, forgeron, demeurant en la châtellenie de Courtrai. Le prévôt lui paya une de ces broches quinze livres parisis.