Quant aux autres, il ne leur épargna point les horions, et plus d’un laissa sous ses coups : bras, mains, mitre, crosse, faux, hache, gril, scie et autres emblèmes de dignité et de martyre. Puis le prévôt, secouant sa bedaine, alla lui-même éteindre tous les cierges avec fureur et célérité.
Il emporta tout ce qu’il put de jambons, de volailles et de saucissons, et, pliant sous le faix, il rentra dans sa chambre à coucher, si marri et fâché qu’il but, coup sur coup, trois grands flacons de vin.
Ulenspiegel, étant assuré qu’il dormait, emporta dans la Ketel-straat tout ce que le prévôt croyait avoir sauvé, et aussi tout ce qui restait dans l’église, non sans y avoir soupé préalablement des meilleurs morceaux. Et ils en mirent les débris aux pieds des saints.
Le lendemain, Pompilius sonnait la cloche de matines, Ulenspiegel monta au dortoir du prévôt et lui demanda de redescendre dans l’église.
Là, lui montrant les débris des saints et des volailles, il lui dit :
– Messire prévôt, vous avez eu beau faire, ils ont mangé tout de même.
– Oui, répondit le prévôt, ils sont venus jusqu’au dortoir, comme des larrons, prendre ce que j’avais sauvé. Ah ! Messieurs les saints, je m’en plaindrai au pape.
– Oui, répondit Ulenspiegel, mais c’est après-demain la procession, les ouvriers vont venir tantôt dans l’église : s’ils y voient tout ces pauvres saints mutilés, ne craignez-vous point d’être accusé d’iconoclastie ?
– Ah ! Monsieur saint Martin, dit le prévôt, épargnez-moi le feu, je ne savais ce que je faisais.
Puis, se tournant vers Ulenspiegel, tandis que le peureux sonneur se balançait aux cloches :
– On ne pourra jamais, dit-il, d’ici à dimanche, raccommoder saint Martin. Que vais-je faire et que dira le peuple ?
– Messire, répondit Ulenspiegel, il faut user d’un innocent subterfuge. Nous collerons une barbe sur le visage de Pompilius, qui est bien respectable, étant toujours mélancolique ; nous l’affublerons de la mitre, de l’aube, de l’aumusse et du grand manteau de drap d’or du saint ; nous lui recommanderons de bien se tenir sur son socle, et le peuple le prendra pour le saint Martin de bois.
Le prévôt alla vers Pompilius, qui se balançait aux cordes.
– Cesse de sonner, dit-il, et m’écoute : Veux-tu gagner quinze ducats ? Dimanche, jour de la procession, tu seras saint Martin. Ulenspiegel t’affublera comme il faut, et si, porté par tes quatre hommes, tu fais un geste ou dis une parole, je te fais bouillir tout vif dans l’huile du grand chaudron que le bourreau vient de maçonner sur la place des Halles.
– Monseigneur, je vous rends grâces, dit Pompilius, mais vous savez que je retiens mes eaux difficilement.
– Il faut obéir, repartit le prévôt.
– J’obéirai, monseigneur, dit Pompilius bien piteusement.
VII
Le lendemain, par un clair soleil, la procession sortit de l’église. Ulenspiegel avait raccommodé de son mieux les douze saints qui se balançaient sur leurs socles entre les bannières des corporations ; puis venait la statue de Notre-Dame, puis les filles de la Vierge tout de blanc vêtues et chantant des cantiques ; puis les archers et arbalétriers ; puis, le plus proche du dais et se balançant plus que les autres, Pompilius pliant sous les lourds accoutrements de Monsieur saint Martin.
Ulenspiegel, s’étant muni de poudre à gratter, avait vêtu lui-même Pompilius de son costume épiscopal, lui avait mis les gants et la crosse et enseigné la manière latine de bénir le peuple. Il avait aussi aidé les prêtres à se vêtir. Aux uns, il mettait l’étole, aux autres l’aumusse, aux diacres l’aube. Il courait de ci, de là dans l’église, rétablissant en ses plis un pourpoint ou un haut-de-chausse. Il admirait et louait les armes bien fourbies des arbalétriers et les arcs redoutables de la confrérie des archers. Et à chacun il versait sur la fraise, le dos ou le poignet une pincée de poudre à gratter. Mais le doyen et les quatre porteurs de saint Martin furent ceux qui en eurent le plus. Quant aux filles de la Vierge, il les épargna en considération de leur grâce mignonne.
La procession sortit bannières au vent, enseignes déployées dans un bel ordre. Hommes et femmes se signaient en la voyant passer. Et le soleil luisait chaud.
Le doyen fut le premier qui sentit l’effet de la poudre et se gratta un peu derrière l’oreille. Tous, prêtres, archers, arbalétriers se grattaient le cou, les jambes, les poignets, sans oser encore le faire ouvertement. Les quatre porteurs se grattaient aussi, mais le sonneur, plus démangé que les autres, car il était plus exposé à l’ardent soleil, n’osait pas seulement remuer de peur d’être bouilli vif. Pinçant le nez, il faisait une laide grimace et il tremblait sur ses jambes flageolantes, car il manquait de tomber chaque fois que les porteurs se grattaient.
Mais il n’osait bouger, et de peur, laissait aller ses eaux, et les porteurs disaient :
– Grand saint Martin, va-t-il pleuvoir maintenant ?
Les prêtres chantaient un hymne à Notre-Dame,
Si de coe… coe… coe… lo descenderes
Ô sanc… ta… ta… ta… Ma… ma… ria.
Car leurs voix tremblaient à cause de la démangeaison, qui devenait excessive ; mais ils se grattaient modestement. Le doyen et les quatre porteurs de saint Martin avaient toutefois le cou et les poignets en pièces. Pompilius se tenait coi, flageolant sur ses pauvres jambes, qui étaient le plus démangées.
Mais voilà soudain tous les arbalétriers, archers, diacres, prêtres, doyen et les porteurs de saint Martin de s’arrêter pour se gratter. La poudre démangeait aux plantes des pieds de Pompilius mais il n’osait bouger de peur de tomber.
Et les curieux disaient que saint Martin roulait des yeux bien farouches et faisait une mine bien menaçante au pauvre populaire.
Puis le doyen fit de nouveau marcher la procession.
Bientôt le chaud soleil qui tombait d’aplomb sur tout ces dos et ces bedaines processionnels rendit intolérable l’effet de la poudre.
Et alors, prêtres, archers, arbalétriers, diacres et doyen furent vus comme une troupe de singes s’arrêtant et se grattant sans pudeur partout où il leur démangeait.
Les filles de la Vierge chantaient leur hymne et c’étaient comme des chants d’ange, toutes ces fraîches voix montant vers le ciel.
Tous, au demeurant, s’en furent où ils pouvaient : le doyen, tout en se grattant, sauva le Saint-Sacrement ; le peuple pieux transporta les reliques dans l’église ; les quatre porteurs de saint Martin jetèrent rudement Pompilius par terre. La, n’osant se gratter, remuer ni parler, le pauvre sonneur fermait les yeux dévotement.
Deux jeunes garçonnets le voulurent emporter, mais le trouvant trop lourd, ils le mirent tout droit contre un mur, et là, Pompilius pleura de grosses larmes.
Le populaire s’assemblait autour de lui ; les femmes étaient allées chercher des mouchoirs de toile fine et blanche et lui essuyaient le visage pour conserver ses larmes comme des reliques et lui disaient : « Monseigneur, comme vous avez chaud ! »
Le sonneur les regardait lamentablement et faisait du nez, malgré lui, des grimaces.
Mais comme les larmes coulaient à flots de ses yeux, les femmes disaient :
– Grand saint Martin, pleurez-vous sur les péchés de la ville d’Ypres. N’est-ce pas votre noble nez qui bouge ? Nous avons cependant suivi les conseils de Louis Vivès et les pauvres d’Ypres auront de quoi travailler et de quoi manger. Oh ! les grosses larmes ! Ce sont des perles. Notre salut est ici.
Les hommes disaient :
– Faut-il, grand saint Martin, démolir chez nous la Ketel-straat ? Mais enseignez-nous surtout les moyens d’empêcher les fillettes pauvres de sortir le soir et de courir ainsi mille aventures.