– L’eau t’en vient à la bouche, mon ami doux, dit Ulenspiegel.
– Où êtes-vous, pain frais, koekebakken dorées, crèmes délicieuses ? Mais où es-tu, ma femme ?
Ulenspiegel répondit :
– Les cendres battent sur mon cœur et me poussent à la bataille. Mais toi, doux agneau qui n’as à venger ni la mort de ton père ni de ta mère, ni le chagrin de ceux que tu aimes, ni ta présente pauvreté, laisse-moi seul marcher où je dois si les fatigues de guerre t’effraient.
– Seul ? dit Lamme
Et il arrêta tout net son âne, qui se mit à ronger un bouquet de chardons dont il y avait sur ce chemin grand planté. L’âne d’Ulenspiegel s’arrêta et mangea pareillement.
– Seul ? dit Lamme. Tu ne me laisseras point seul, mon fils, ce serait une insigne cruauté. Avoir perdu ma femme et perdre encore mon ami, cela ne se peut. Je ne geindrai plus, je te le promets. Et, puisqu’il le faut, – et il leva la tête fièrement, – j’irai sous la pluie des balles, oui ! Et au milieu des épées, oui ! en face de ces vilains soudards qui boivent le sang comme des loups. Et si un jour je tombe à tes pieds saignant et frappé à mort, enterre-moi, et, si tu vois ma femme, dis-lui que je mourus pour n’avoir pas su vivre sans être aimé de quelqu’un en ce monde. Non, je ne le pourrais point, mon fils Ulenspiegel
Et Lamme pleura. Et Ulenspiegel fut attendri voyant ce doux courage.
XXVII
En ce temps-là, le duc, divisant son armée en deux corps, fit marcher l’un vers le duché de Luxembourg, et l’autre vers le marquisat de Namur
– C’est, dit Ulenspiegel, quelque militaire résolution à moi inconnue ; ce m’est tout un, allons vers Maestricht avec confiance.
Comme ils longeaient la Meuse près de la ville, Lamme vit Ulenspiegel regarder attentivement tous les bateaux qui voguaient sur le fleuve et s’arrêter devant l’un d’eux portant une sirène à la proue. Et cette sirène tenait un écusson où était marqué en lettres d’or sur fond de sable le signe J-H-S, qui est celui de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Ulenspiegel fit signe à Lamme de s’arrêter et se mit à chanter comme alouette joyeusement.
Un homme vint sur le bateau, chanta comme le coq, puis, sur un signe d’Ulenspiegel, qui brayait comme un âne et lui montrait le populaire assemblé sur le quai, se mit à braire comme un âne terriblement. Les deux baudets d’Ulenspiegel et de Lamme couchèrent les oreilles et chantèrent leur chanson de nature.
Des femmes passaient, des hommes aussi montant des chevaux de halage, et Ulenspiegel dit à Lamme :
– Ce batelier se gausse de nous et de nos montures. Si nous l’allions attaquer sur son bateau ?
– Qu’il vienne ici plutôt ? répondit Lamme.
Une femme alors parla et dit :
– Si vous ne voulez revenir les bras coupés, les reins cassés, le muffle en pièces, laissez braire à l’aise ce Stercke Pier.
– Hi han ! hi han ! hi han ! faisait le batelier.
– Laissez-le chanter, dit la commère, nous l’avons vu l’autre jour lever sur les épaules une charrette chargée de lourds tonneaux de bière, et arrêter une autre charrette traînée par un vigoureux cheval. Là, dit-elle en montrant l’auberge de la Blauwe Torren, la Tour Bleue, il a percé de son couteau, lancé à vingt pas, une planche de chêne de douze pouces d’épaisseur.
– Hi han ! hi han ! hi han ! faisait le batelier, tandis qu’un garçonnet de douze ans montait sur le pont du bateau et se mettait à braire pareillement.
Ulenspiegel répondit :
– Il ne nous chault de ton Pierre le Fort ! Si Stercke Pier qu’il soit, nous le sommes plus que lui, et voilà mon ami Lamme qui en mangerait deux de sa taille sans hoqueter.
– Que dis-tu, mon fils ? demanda Lamme.
– Ce qui est, répondit Ulenspiegel ; ne me contredis point par modestie. Oui, bonnes gens, commères et manouvriers, tantôt vous le verrez besogner des bras et réduire à néant ce fameux Stercke Pier.
– Tais-toi, dit Lamme.
– Ta force est connue, répondit Ulenspiegel, tu ne la pourrais cacher.
– Hi han ! faisait le batelier, hi han ! faisait le garçonnet.
Soudain Ulenspiegel chanta de nouveau comme une alouette bien mélodieusement. Et les hommes, les femmes et manouvriers, ravis d’aise, lui demandaient où il avait appris ce divin sifflement.
– En paradis, d’où je viens tout droit, répondit Ulenspiegel.
Puis parlant à l’homme qui ne cessait de braire et de le montrer du doigt par moquerie :
– Pourquoi restes-tu là, vaurien, sur ton bateau ? N’oses-tu point venir à terre te gausser de nous et de nos montures ?
– Ne l’oses-tu point ? disait Lamme.
– Hi han ! hi han ! faisait le batelier. Messires baudets baudoyant, montez sur mon bateau.
– Fais comme moi, dit tout bas Ulenspiegel à Lamme.
Et parlant au batelier :
– Si tu es le Stercke Pier, moi je suis Thyl Ulenspiegel. Et ces deux-là sont nos ânes Jef et Jan, qui savent mieux braire que toi, car c’est leur parler naturel. Quant à monter sur tes planches mal jointes, nous ne le voudrions point. Ton bateau est comme une cuvelle, chaque fois qu’une vaque le pousse il recule, et il ne saurait marcher que comme les crabes, de côté.
– Oui, comme les crabes ! disait Lamme.
Le batelier alors parlant à Lamme :
– Que marmonnes-tu là entre tes dents, bloc de lard ?
Lamme, entrant en rage, dit :
– Mauvais chrétien, qui me reproches mon infirmité, sache que mon lard est à moi et provient de ma bonne nourriture, tandis que toi, vieux clou rouillé, tu ne vécus que de vieux harengs saurs, de mèches de chandelles, de peaux de stockfisch, à en juger par ta viande maigre, que l’on voit passer à travers les trous de ton haut-de-chausses.
– Ils vont s’entrecogner raidement, disaient les hommes, femmes et manouvriers, réjouis et curieux.
– Hi han ! hi han ! faisait le batelier.
Lamme voulut descendre de son baudet pour ramasser des pierres et les jeter au batelier.
– Ne jette pas de pierres, dit Ulenspiegel
Le batelier parla à l’oreille du garçonnet hihannant à côté de lui sur le bateau. Celui-ci détacha un batelet des flancs du bateau et, à l’aide d’une gaffe qu’il maniait habilement, s’approcha de là rive. Quand il fut tout près, il dit, se tenant debout fièrement
– Mon baes vous demande si vous osez venir sur le bateau et engager la bataille avec lui par le poing et par le pied. Ces bonshommes et commères seront témoins.
– Nous le voulons, dit Ulenspiegel bien dignement.
– Nous acceptons le combat, dit Lamme avec grande fierté.
Il était midi, les manouvriers diguiers, paveurs, constructeurs de navires, leurs femmes munies de la pitance de leurs hommes, les enfants qui venaient voir leurs pères se restaurer de fèves ou de viande bouillie, tous riaient, battaient des mains à l’idée d’une bataille prochaine, espérant avec gaieté que l’un ou l’autre des combattants aurait la tête cassée, ou tomberait en pièces dans la rivière pour leur réjouissement.
– Mon fils, disait Lamme tout bas, il va nous jeter à l’eau.
– Laisse-toi jeter, disait Ulenspiegel.
– Le gros homme a peur, disait la foule des manouvriers.
Lamme, toujours assis sur son âne, se retourna sur eux et les regarda avec colère, mais ils le huèrent.
– Allons sur le bateau, dit Lamme, ils verront si j’ai peur.
À ces mots il fut hué de nouveau, et Ulenspiegel dit :
– Allons sur le bateau.
Etant descendus de leurs ânes, ils jetèrent les brides au garçonnet, lequel caressait les baudets amicalement et les menait ou il voyait des chardons.
Puis Ulenspiegel prit la gaffe, fit entrer Lamme dans le batelet, cingla vers le bateau, où, à l’aide d’une corde, il monta précédé de Lamme, suant et soufflant.