Quand il fut sur le pont de la barque, Ulenspiegel se baissa comme s’il voulait lacer ses bottines, et dit quelques mots au batelier, lequel sourit et regarda Lamme. Puis il vociféra contre lui mille injures, l’appelant vaurien, bouffi de graisse criminelle, graine de prison, pap-eter, mangeur de bouillie, et lui disant : « Grosse baleine, combien de tonnes d’huile donnes-tu quand on te saigne ? »
Tout soudain, sans répondre, Lamme se lança sur lui comme un bœuf furieux, le terrassa, le frappa de toute sa force, mais ne lui faisait pas grand mal à cause de la grasse faiblesse de ses bras. Le batelier, tout en faisant semblant de résister, se laissait faire, et Ulenspiegel disait : « Ce vaurien payera à boire. »
Les hommes, femmes et manouvriers, qui de la rive regardaient la bataille, disaient : « Qui eût cru que ce gros homme fût si impétueux ? »
Et ils battaient des mains tandis que Lamme frappait comme un sourd. Mais le batelier ne prenait d’autres soins que de préserver son visage. Soudain, Lamme fut vu, le genou sur la poitrine du Stercke Pier, le tenant d’une main à la gorge et levant l’autre pour frapper.
– Crie grâce, disait-il furieux ! ou je te fais passer à travers les planches de ta cuvelle !
Le batelier toussant pour montrer qu’il ne savait crier, demanda grâce de la main.
Alors Lamme fut vu relever généreusement son ennemi, qui bientôt se trouva debout, et, tournant le dos aux spectateurs, tira la langue à Ulenspiegel, lequel éclatait de rire de voir Lamme, secouant fièrement la plume de son béret, marcher en grand triomphe sur le bateau.
Et les hommes, femmes, garçonnets et fillettes, qui-étaient sur la rive, applaudissaient de leur mieux, disant : « Vive le vainqueur du Stercke Pier ! C’est un homme de fer. Vîtes-vous comme il le dauba du poing et comme d’un coup de tête, il le renversa sur le dos ? Voici qu’ils vont boire maintenant pour faire la paix. Le Stercke Pier monte de la cale avec du vin et des saucissons. »
De fait, le Stercke Pier était monté avec deux hanaps et une grande pinte de vin blanc de Meuse. Et Lamme et lui avaient fait la paix. Et Lamme, tout joyeux à cause de son triomphe, à cause du vin et des saucissons, lui demandait, en lui montrant une cheminée de fer qui dégageait une fumée noire et épaisse, quelles étaient les fricassées qu’il faisait dans la cale.
– Cuisine de guerre, répondit le Stercke Pier en souriant.
La foule des manouvriers, des femmes et des enfants s’étant dispersée pour retourner au travail ou au logis, le bruit courut bientôt de bouche en bouche qu’un gros homme, monté sur un âne et accompagné d’un petit pèlerin, monté également sur un âne, était plus fort que Samson et qu’il fallait se garder de l’offenser.
Lamme buvait et regardait le batelier victorieusement.
Celui-ci dit soudain :
– Vos baudets s’ennuient là-bas.
Puis, amenant le bateau contre le quai, il descendit à terre, prit un des ânes par les pieds de devant et les pieds de derrière, et le portant comme Jésus portait l’agneau, le déposa sur le pont du bateau. Puis, en ayant fait de même de l’autre sans souffler, il dit :
– Buvons.
Le garçonnet sauta sur le pont.
Et ils burent. Lamme ébahi ne savait plus si c’était lui-même, natif de Damme, qui avait battu cet homme robuste, et il n’osait plus le regarder qu’à la dérobée, sans aucun triomphe, craignant qu’il ne lui prît envie de le prendre comme il avait fait des baudets et de le jeter tout vif dans la Meuse, par rancune de sa défaite
Mais le batelier, souriant, l’invita gaiement à boire encore, et Lamme se remit de sa frayeur et le regarda derechef avec une assurance victorieuse.
Et le batelier et Ulenspiegel riaient.
Dans l’entre-temps, les baudets, ébahis de se trouver sur un plancher qui n’était point celui des vaches, avaient baissé la tête, couché les oreilles, et de peur n’osaient boire. Le batelier leur alla quérir un des picotins d’avoine qu’il donnait aux chevaux qui halaient sa barque, après l’avoir acheté lui-même, afin de n’être point volé par les conducteurs sur le prix du fourrage.
Quand les baudets virent le picotin, ils marmonnèrent les patenôtres de gueule en regardant le pont du bateau mélancoliquement et n’y osant, de peur de glisser, bouger du sabot.
Sur ce, le batelier dit à Lamme et à Ulenspiegel :
– Allons à la cuisine.
– Cuisine de guerre, dit Lamme inquiet.
– Cuisine de guerre, mais tu peux y descendre sans crainte mon vainqueur.
– Je n’ai point de crainte et je te suis, dit Lamme.
Le garçonnet se mit au gouvernail.
En descendant ils virent partout des sacs de grains, de fèves de pois, de carottes et autres légumes.
Le batelier leur dit alors en ouvrant la porte d’une petite forge.
– Puisque vous êtes des hommes au cœur vaillant qui connaissez le cri de l’alouette, l’oiseau des libres, et le clairon guerrier du coq, et le braire de l’âne, le doux travailleur, je veux vous montrer ma cuisine de guerre. Cette petite forge, vous la trouverez dans la plupart des bateaux de Meuse. Nul ne la peut suspecter, car elle sert à remettre en état les ferrures des navires ; mais ce que tous ne possèdent point, ce sont les beaux légumes contenus en ces placards.
Alors, écartant quelques pierres qui couvraient le fond de la cale, il leva quelques planches, en tira un beau faisceau de canons d’arquebuses, et le levant, comme il l’eût fait d’une plume, il le remit à sa place, puis il leur montra des fers de lances, des hallebardes, des lames d’épées, des sachets de balles et de poudre.
– Vive le Gueux ! dit-il ; ici sont les fèves et la sauce, les crosses sont les gigots, les salades ce sont les fers de hallebardes, et ces canons d’arquebuse sont des jarrets de bœuf pour la soupe de liberté. Vive le Gueux ! Où me faut-il porter cette nourriture ? demanda-t-il à Ulenspiegel.
Ulenspiegel répondit :
– À Nimègue où tu entreras avec ton bateau plus chargé encore de vrais légumes, à toi apportés par des paysans, que tu prendras à Etsen, à Stephansweert et à Ruremonde. Et ceux-là aussi chanteront comme l’alouette, oiseau des libres, tu répondras par le clairon guerrier du coq. Tu iras chez le docteur Pontus, demeurant près du Nieuwe-Waal ; tu lui diras que tu viens en ville avec des légumes, mais que tu crains la sécheresse. Pendant que les paysans iront au marché vendre les légumes trop cher pour qu’on les achète, il te dira ce qu’il faut faire de tes armes. Je pense toutefois qu’il ordonnera de passer, non sans péril, par le Wahal, la Meuse ou le Rhin, échangeant les légumes contre des filets à vendre, pour vaquer avec les bateaux de pêche d’Harlingen, où sont beaucoup de matelots connaissant le chant de l’alouette ; longer la côte par les Waden, gagner le Lauwer-Zee, échanger les filets contre du fer et du plomb, donner des costumes de Marken, de Vlieland ou d’Ameland à tes paysans, te tenir un peu sur les côtes, pêchant et salant ton poisson pour le garder et non pour le vendre, car boire frais et guerroyer salé est chose légitime.
– Adoncques, buvons, dit le batelier.
Et ils montèrent sur le pont.
Mais Lamme, brassant mélancolie :
– Monsieur le batelier, dit-il soudainement, vous avez ici, en votre forge un petit feu si brillant que pour sûr on y ferait cuire le plus suave des hochepots. Mon gosier est altéré de soupe.
– Je te vais rafraîchir, dit l’homme.
Et bientôt il lui servit une soupe grasse, où il avait bouilli une grosse tranche de jambon salé.
Quand Lamme en eût avalé quelques cuillerées, il dit au batelier :
– La gorge me pèle, la langue me brûle ; ce n’est point là du hochepot.
Boire frais et guerroyer salé, c’était écrit, dit Ulenspiegel.
Le batelier remplit donc les hanaps, et dit :