– Je bois à l’alouette, oiseau de liberté.
Ulenspiegel dit :
– Je bois au coq, claironnant la guerre.
Lamme dit :
– Je bois à ma femme ; qu’elle n’ait jamais soif, la bonne aimée.
– Tu iras Jusqu’à Emden, par la mer du Nord, dit Ulenspiegel au batelier. Emden nous est un refuge.
– La mer est grande, dit le batelier
– Grande pour la bataille, dit Ulenspiegel
– Dieu est avec nous, dit le batelier.
– Qui donc est contre nous ? repartit Ulenspiegel.
– Quand partez-vous ? dit-il
– Tout de suite, répondit Ulenspiegel.
– Bon voyage et vent arrière. Voici de la poudre et des balles.
Et, les baisant, il les conduisit, après avoir porté comme des agnelets sur son cou et ses épaules les deux baudets.
Ulenspiegel et Lamme les ayant montés, ils partirent pour Liége.
– Mon fils, dit Lamme, tandis qu’ils cheminaient, comment cet homme si fort s’est-il laissé dauber par moi si cruellement ?
– Afin, dit Ulenspiegel, que partout où nous irons la terreur te précède. Ce nous sera une meilleure escorte que vingt landsknechts. Qui osera désormais attaquer Lamme, le puissant, le victorieux ; Lamme le taureau sans pareil, qui terrassa d’un coup de tête, au vu et au su d’un chacun, le Stercke Pier, Pierre le Fort, qui porte les baudets comme des agneaux et lève d’une épaule toute une charrette de tonneaux de bière ? Chacun te connaît ici déjà, tu es Lamme le redoutable, Lamme l’invincible, et je marche à l’ombre de ta protection. Chacun te connaîtra sur la route que nous allons parcourir, nul ne t’osera regarder de mauvais œil, et vu le grand courage des hommes, tu ne trouveras partout sur ton chemin que bonnetades, salutations, hommages et vénérations adressées à la force de ton poing redoutable.
– Tu parles bien, mon fils, dit Lamme, se redressant sur sa selle.
– Et je dis vrai, repartit Ulenspiegel. Vois-tu ces faces curieuses aux premières maisons de ce village ? On se montre du doigt Lamme, l’horrifique vainqueur. Vois-tu ces hommes qui te regardent avec envie et ces couards chétifs qui ôtent leurs couvre-chefs. ? Réponds à leur salut, Lamme, mon mignon ; ne dédaigne point le faible populaire. Vois, les enfants savent ton nom et le répètent avec crainte.
Et Lamme passait fièrement, saluant à droite et à gauche comme un roi. Et la nouvelle de sa vaillance le suivit de bourg en bourg de ville en ville, jusques à Liége, Chocquier, la Neuville, Vesin et Namur, qu’ils évitèrent à cause des trois prédicants.
Ils marchèrent ainsi longtemps, suivant les rivières, fleuves et canaux. Et partout au chant de l’alouette répondit le chant du coq. Et partout pour l’œuvre de liberté l’on fondait, battait et fourbissait les armes qui partaient sur des navires longeant les côtes.
Et elles passaient aux péages dans des tonneaux, dans des caisses, dans des paniers.
Et il se trouvait toujours de bonnes gens pour les recevoir et les cacher en lieu sûr, avec la poudre et les balles, jusques à l’heure de Dieu.
Et Lamme cheminant avec Ulenspiegel, toujours précédé de sa réputation victorieuse, commença de croire lui-même à sa grande force, et devenant fier et belliqueux, il se laissa croître le poil. Et Ulenspiegel le nomma Lamme le Lion.
Mais Lamme ne demeura point constant en ce dessein à cause des chatouillements de la pousse, le quatrième jour. Et il fit passer le rasoir sur sa face victorieuse, laquelle apparut de nouveau a Ulenspiegel ronde et pleine comme un soleil allumé au feu des bonnes nourritures.
Ce fut ainsi qu’ils vinrent à Stockem.
XXVIII
Vers la tombée de la nuit, ayant laissé leurs ânes à Stockem, ils entrèrent dans la ville à Anvers.
Et Ulenspiegel dit à Lamme :
– Voici la grande cité, l’entier monde entasse ici ses richesses or, argent, épices, cuir doré, tapis de Gobelin, draps étoffes de velours, de laine et de soie, fèves, pois, grains, viande et farine, cuirs salés ; vins de Louvain, de Namur, de Luxembourg, de Liége, Landtwyn de Bruxelles et d’Aerschot, vins de Buley dont le vignoble est près de la porte de la Plante à Namur ; vins du Rhin, d’Espagne et de Portugal ; huile de raisin d’Aerschot qu’ils appellent Landolium ; vins de Bourgogne, de Malvoisie et tant d’autres. Et les quais sont encombrés de marchandises.
Ces richesses de la terre et de l’humaine besogne attirent en ce lieu les plus belles filles-folles qui soient.
– Tu deviens songeur, dit Lamme.
Ulenspiegel répondit :
– Je trouverai parmi elles les Sept. Il m’a été dit :
« En ruines, sang et larmes, cherche. »
– Qu’est-ce donc qui plus que filles-folles est cause de ruine ? N’est-ce pas auprès d’elles que les pauvres hommes affolés perdent leurs beaux carolus, brillants et clinquants, leurs bijoux, chaînes, bagues, et s’en revont sans pourpoint, loqueteux et dépenaillés, voire sans linge, tandis qu’elles engraissent de leurs dépouilles ? Où est le sang rouge et limpide qui courait dans leurs veines ? C’est jus de poireau maintenant. Ou bien, pour jouir de leurs doux et mignons corps, ne se battent-ils point au couteau, à la dague, à l’épée sans miséricorde ? Les cadavres emportés blêmes et saignants, sont des cadavres de pauvres affolés d’amour. Quand le père gronde et demeure sinistre sur son siège, que ses cheveux semblent plus blancs et plus raides, que de ses yeux, où brûle le chagrin de la perte de l’enfant, les larmes ne veulent point sortir ; que la mère, silencieuse et blême comme une morte, pleure comme si elle ne voyait plus devant elle que ce qu’il y a de douleurs en ce monde, qui fait couler ses larmes ? Les filles-folles qui n’aiment qu’elles et l’argent, et tiennent le monde pensant, travaillant, philosophant, attaché au bout de leur ceinture dorée. Oui, c’est là que sont les Sept et nous irons, Lamme, chez les filles. Ta femme y est peut-être, ce sera double coup de filet.
– Je le veux, dit Lamme
On était pour lors en septembre ; vers la fin de l’été, quand le soleil déjà roussit les feuilles des marronniers, que les oiselets chantent dans les arbres et qu’il n’est ciron si petit qui ne susurre d’aise d’avoir si chaud dans l’herbe.
Lamme errait à côté d’Ulenspiegel par les rues d’Anvers, baissant la tête et traînant son corps comme une maison.
– Lamme, dit Ulenspiegel, tu brasses mélancolie ; ne sais-tu donc point que rien ne fait plus mal à la peau ? Si tu persistes en ton chagrin, tu la perdras par bandes. Et ce sera une belle parole à entendre quand on dira de toi : Lamme le pelé.
– J’ai faim, dit Lamme.
– Viens manger, dit Ulenspiegel.
Et ils allèrent ensemble aux Vieux-Degrés, où ils mangèrent des choesels et burent de la dobbel-kuyt tant qu’ils en purent porter.
Et Lamme ne pleurait plus.
Et Ulenspiegel disait :
– Bénie soit la bonne bière qui te fait l’âme tout ensoleillée ! Tu ris et secoues ta bedaine. Que j’aime à te voir, danse de tripes joyeuses !
– Mon fils, dit Lamme, elles danseraient bien davantage si j’avais le bonheur de retrouver ma femme.
– Allons la chercher, dit Ulenspiegel.
Ils vinrent ainsi dans le quartier du Bas-Escaut.
– Regarde, dit Ulenspiegel à Lamme, cette maisonnette tout en bois, avec de belles croisées bien ouvrées et fenestrées de petits carreaux ; considère ces rideaux jaunes et cette lanterne rouge. Là, mon fils, derrière quatre tonneaux de bruinbier, d’uitzet de dobbel-kuyt et de vin d’Amboise, siège une belle baesine de cinquante ans ou davantage. Chaque année qu’elle vécut lui fit une nouvelle couche de lard. Sur l’un des tonneaux brille une chandelle, et il y a une lanterne accrochée aux solives du plafond. Il fait là clair et noir, noir pour l’amour, clair pour le payement.