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– Te voilà, dit Lamme, maigre, pâle et chétif, croyant à la bonne foi des princes et des grands de la terre, et dédaignant, par un zèle excessif, ton corps, ton noble corps que tu laisses périr dans la misère et l’abjection. Ce n’est pas pour cela que Dieu le fit avec dame Nature. Sais-tu que notre âme, qui est le souffle de vie, a besoin, pour souffler, de fèves, de bœuf, de bière, de vin, de jambon, de saucissons, d’andouilles et de repos ; toi, tu vis de pain, d’eau et de veilles.

– D’où te vient cette abondance parlière ? demanda Ulenspiegel.

– Il ne sait ce qu’il dit, répondit tristement Wasteele.

Mais Lamme se fâchant :

– Je le sais mieux que toi. Je dis que nous sommes fous, moi, toi et Ulenspiegel pareillement, de nous crever les yeux pour tout ces princes et grands de la terre, qui riraient fort de nous s’ils nous voyaient crevant de fatigue, ne point dormir pour fourbir des armes et fondre des balles à leur service. Tandis qu’ils boivent le vin de France et mangent les chapons d’Allemagne dans des hanaps d’or et des écuelles d’étain d’Angleterre, ils ne s’enquerront point si, pendant que nous cherchons en l’air Dieu, par la grâce duquel ils sont puissants, leurs ennemis nous coupent les jambes de leur faux et nous jettent dans le puits de la mort. Eux, dans l’entre-temps, qui ne sont ni réformés, ni calvinistes, ni luthériens, ni catholiques, mais sceptiques et douteurs entièrement, achèteront, conquerront des principautés, mangeront le bien des moines, des abbés et des couvents, auront tout : vierges, femmes et filles-folles, et boiront dans leurs hanaps d’or à leur perpétuelle gaudisserie, à nos sempiternelles niaiseries, folies, âneries, et aux sept péchés capitaux qu’ils commettent, ô smitte Wasteele, sous le nez maigre de ton enthousiasme. Regarde les champs, les prés, regarde les moissons, les vergers, les bœufs, l’or sortant de la terre ; regarde les fauves des forêts, les oiseaux du ciel, les délicieux ortolans, les grives fines, la hure de sanglier, la cuisse du chevreuil : tout est à eux, chasse, pêche, terre, mer, tout. Et toi tu vis de pain et d’eau, et nous nous exterminons ici pour eux, sans dormir, sans manger et sans boire. Et quand nous serons morts, ils bailleront un coup de pied à nos charognes, et diront à nos mères : « Faites-en d’autres, ceux-ci ne peuvent plus servir. »

Ulenspiegel riait sans mot dire. Lamme soufflait d’indignation, mais Wasteele, parlant d’une voix douce :

– Tu parles légèrement, dit-il. Je ne vis point pour le jambon, la bière ni les ortolans, mais pour la victoire de la libre conscience. Le prince de liberté fait comme moi. Il sacrifie ses biens, son repos et son bonheur pour chasser des Pays-Bas les bourreaux et la tyrannie. Fais comme lui et tâche de maigrir. Ce n’est point par le ventre que l’on sauve les peuples, mais par les fiers courages et les fatigues supportées jusqu’à la mort sans murmure. Et maintenant va te coucher, si tu as sommeil.

Mais Lamme ne le voulut point, étant honteux.

Et ils fourbirent des armes et fondirent des balles jusqu’au matin. Et ainsi pendant trois jours.

Puis ils partirent pour Gand, la nuit ; vendant des cages, des souricières et des olie-koekjes.

Et ils s’arrêtèrent à Meulestee, la villette des moulins, dont on voit partout les toits rouges, y convinrent de faire séparément leur métier et de se retrouver le soir avant le couvre-feu in de Zwaen, à l’auberge du Cygne.

Lamme vaquait par les rues de Gand vendant des olie-koekjes, prenant goût à ce métier, cherchant sa femme, vidant force pintes et mangeant sans cesse. Ulenspiegel avait remis des lettres du prince à Jacob Scoelap, licencié en médecine, à Lieven Smet, tailleur de drap, à Jan de Wulfschaeger, à Gillis Coorne, teinturier en incarnat, et à Jan de Roose, tuilier, qui lui donnèrent l’argent récolté par eux pour le prince, et lui dirent d’attendre encore quelques jours à Gand et aux environs, et qu’on lui en donnerait davantage.

Ceux-là ayant été pendus plus tard au Gibet-Neuf, pour hérésie, leurs corps furent enterrés au Champ de Potences, près la porte de Bruges.

XXX

Cependant le prévôt Spelle le Roux, armé de sa baguette rouge, courait de ville en ville, sur son cheval maigre, dressant partout des échafauds, allumant des bûchers, creusant des fosses pour y enterrer vives les pauvres femmes et filles. Et le roi héritait.

Ulenspiegel étant à Meulestee avec Lamme, sous un arbre, se sentit plein d’ennui. Il faisait froid nonobstant qu’on fût en juin. Du ciel, chargé de grises nuées, tombait une grêle fine.

– Mon fils, lui dit Lamme, tu cours sans vergogne depuis quatre nuits la pretentaine et les filles-folles, tu vas coucher in den Zoeten Inval, à la Douce Chute, tu feras comme l’homme de l’enseigne, tombant la tête la première dans une ruche d’abeilles. Vainement je t’attends in de Zwaen, et j’augure mal de cette paillarde existence. Que ne prends-tu femme vertueusement ?

– Lamme, dit Ulenspiegel, celui à qui une est toutes, et à qui toutes sont une en ce gentil combat que l’on nomme amour, ne doit point légèrement précipiter son choix.

– Et Nele, n’y penses-tu point ?

– Nele est à Damme, bien loin, dit Ulenspiegel.

Tandis qu’il était en cette attitude et que la grêle tombait dru, une jeune et mignonne femme passa courant et se couvrant la tête de sa cotte.

– Hé, dit-elle, songe-creux, que fais-tu sous cet arbre ?

– Je songe, dit Ulenspiegel, à une femme qui me ferait de sa cotte un toit contre la grêle.

– Tu l’as trouvée, dit la femme, lève-toi.

Ulenspiegel se levant et allant vers elle :

– Vas-tu encore me laisser seul ? dit Lamme.

– Oui, dit Ulenspiegel ; mais va in de Zwaen, manger un gigot ou deux, bois douze hanaps de bière, tu dormiras et ne t’ennuieras point.

– Je le ferai, dit Lamme.

Ulenspiegel s’approcha de la femme.

– Lève, dit-elle, ma jupe d’un côté, je la lèverai de l’autre, et courons maintenant.

– Pourquoi courir ? demanda Ulenspiegel.

– Parce que, dit-elle, je veux fuir Meulestee : le prévôt Spelle y est avec deux happe-chair, et il a juré de faire fouetter toutes les filles-folles qui ne voudront lui payer cinq florins. Voilà pourquoi je cours ; cours aussi et reste avec moi pour me défendre.

– Lamme, cria Ulenspiegel, Spelle est à Meulestee. Va-t’en à Destelbergh, à l’ Etoile des Mages.

Et Lamme, se levant effaré, prit à deux mains sa bedaine et commença de courir.

– Où s’en va ce gros lièvre ? dit la fille.

– En un terrier où je le retrouverai, répondit Ulenspiegel.

– Courons, dit-elle, frappant du pied la terre comme cavale impatiente.

– Je voudrais être vertueux sans courir, dit Ulenspiegel.

– Que signifie ceci ? demanda-t-elle.

Ulenspiegel répondit :

– Le gros lièvre veut que je renonce au bon vin, à la cervoise et à la peau fraîche des femmes.

La fille le regarda d’un mauvais œil :

– Tu as l’haleine courte, il faut te reposer, dit-elle.

– Me reposer, je ne vois aucun abri, répondit Ulenspiegel.

– Ta vertu, dit la fille, te servira de couverture.

– J’aime mieux ta cotte, dit-il

– Ma cotte, dit la fille, serait indigne de couvrir un saint comme tu le veux être. Ôte-toi que je coure seule.

– Ne sais-tu pas, répondit Ulenspiegel, qu’un chien va plus vite avec quatre pattes qu’un homme avec deux ? Voilà pourquoi, ayant quatre pattes, nous courrons mieux.