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– En graisse, dit Ulenspiegel. Finiras-tu bientôt de me questionner ?

– J’ai fini, dit-elle, laisse-moi maintenant.

– Te laisser ? dit-il ; autant vaudrait dire à Lamme, quand il a faim, de laisser là un plat d’ortolans. Je veux manger de toi.

– Tu ne m’as pas vue, dit-elle. Et elle ouvrit une lanterne qui luisit soudain, éclairant son visage.

– Tu es belle, dit Ulenspiegel. Ho ! la peau dorée, les doux yeux, la bouche rouge, le corps mignon ! Tout sera pour moi.

– Tout, dit-elle.

Elle le mena chez la Stevenyne, chaussée de Bruges, à l’ Arc-en-ciel, (in den Regen-boogh). Ulenspiegel vit là un grand nombre de filles portant au bras des rouelles de couleur différente de celle de leur robe de futaine.

Celle-ci avait une rouelle de drap d’argent sur une robe de toile d’or. Et toutes les filles la regardaient jalouses. En entrant, elle fit un signe à la baesine, mais Ulenspiegel ne le vit point : ils s’assirent à deux et burent.

– Sais-tu, dit-elle, que quiconque m’a aimée est à moi pour toujours ?

– Belle gorge parfumée, dit Ulenspiegel, ce me serait délicieux festin que de manger toujours de ta viande.

Soudain il aperçut Lamme en un coin, ayant devant lui une petite table, une chandelle, un jambon, un pot de bière, et ne sachant comment disputer son jambon et sa bière à deux filles qui voulaient à toute force manger et boire avec lui.

Quand Lamme aperçut Ulenspiegel, il se dressa debout et sauta de trois pieds en l’air, s’écriant :

– Béni soit Dieu, qui me rend mon ami Ulenspiegel ! À boire, baesine !

Ulenspiegel, tirant sa bourse, dit :

– À boire jusqu’à la fin de ceci.

Et il faisait sonner ses carolus.

– Vive Dieu ! dit Lamme, lui prenant subtilement la bourse dans les mains, c’est moi qui paie et non toi ; cette bourse est mienne.

Ulenspiegel voulut de force lui reprendre sa bourse, mais Lamme la tenait bien. Comme ils s’entre-battaient l’un pour la garder, l’autre pour la reprendre, Lamme, parlant par saccades, dit tout bas à Ulenspiegel :

– Ecoute : Happe-chair céans… quatre… petite salle avec trois filles… Deux dehors pour toi, pour moi… Voulu sortir… empêché… La gouge brocart espionne… Espionne Stevenyne !

Tandis qu’ils s’entre-battaient, Ulenspiegel écoutant bien, s’écriait :

– Rends-moi ma bourse, vaurien !

– Tu ne l’auras point, disait Lamme.

Et ils se prenaient au cou, aux épaules, se roulant par terre pendant que Lamme donnait son bon avis à Ulenspiegel.

Soudain le baes de l’Abeille entra suivi de sept hommes qu’il semblait ne connaître point. Il chanta comme le coq, et Ulenspiegel siffla comme l’alouette. Voyant Ulenspiegel et Lamme s’entre-battant, le baes parla :

– Quels sont ces deux-là ? demanda-t-il à la Stevenyne.

La Stevenyne répondit :

– Des vauriens que l’on ferait mieux de séparer que de les laisser ici mener si grand vacarme avant d’aller à la potence.

– Qu’il ose nous séparer, dit Ulenspiegel, et nous lui ferons manger le carrelage.

– Oui, nous lui ferons manger le carrelage, dit Lamme.

– Le baes sauveur, dit Ulenspiegel à l’oreille de Lamme.

Sur ce, le baes, devinant quelque mystère, se rua dans leur bataille tête baissée. Lamme lui coula en l’oreille ces mots :

– Toi sauveur ? Comment ?

Le baes fit semblant de secouer Ulenspiegel par les oreilles et lui disait tout bas :

– Sept pour toi… hommes forts, bouchers… M’en aller… trop connu en ville… Moi parti, ‘t is van te beven de klinkaert… Tout casser…

– Oui, dit Ulenspiegel, se relevant en lui baillant un coup de pied.

Le baes le frappa à son tour. Et Ulenspiegel lui dit :

– Tu tapes dru, mon bedon.

– Comme grêle, dit le baes, en saisissant prestement la bourse de Lamme et la rendant à Ulenspiegel.

– Coquin, dit-il, paie-moi à boire maintenant que tu es rentré dans ton bien.

– Tu boiras, vaurien scandaleux, répondit Ulenspiegel.

– Voyez comme il est insolent, dit la Stevenyne.

– Autant que tu es belle, mignonne, répondit Ulenspiegel.

Or, la Stevenyne avait bien soixante ans et un visage comme une nèfle, mais tout jaune de bilieuse colère. Au milieu était un nez pareil à un bec de hibou. Ses yeux étaient yeux d’avare sans amour. Deux longs crochets sortaient de sa bouche maigre. Et elle avait une grande tache de lie de vin sur la joue gauche.

Les filles riaient se gaussant d’elle et disant :

– Mignonne, mignonne, donne-lui à boire. – Il t’embrassera. – Y a-t-il longtemps que tu fis tes premières noces ? – Prends garde, Ulenspiegel, elle te veut manger. – Vois, ses yeux, ils brillent, non de haine, mais d’amour. – On dirait qu’elle te va mordre jusqu’au trépassement. – N’aie point de peur. – C’est ainsi que font toutes femmes amoureuses. – Elle ne veut que ton bien. – Vois comme elle est en belle humeur de rire.

Et de fait, la Stevenyne riait et clignait de l’œil à Gilline, la gouge à robe de brocart.

Le baes but, paya et partit. Les sept bouchers faisaient des grimaces d’intelligence aux happe-chair et à la Stevenyne.

L’un d’eux indiqua du geste qu’il tenait Ulenspiegel pour un niais et l’allait trupher très bien. Il lui dit à l’oreille, tirant la langue moqueusement du côté de la Stevenyne qui riait montrant ses crocs :

’T is van te beven de klinkaert. (Il est temps de faire grincer les verres.)

Puis, tout haut, et montrant les happe-chair :

– Gentil réformé, nous sommes tous avec toi ; paie-nous à boire et à manger.

Et la Stevenyne riait d’aise et tirait aussi la langue à Ulenspiegel quand celui-ci lui tournait le dos. Et la Gilline, à la robe de brocart, tirait la langue pareillement.

Et les filles disaient tout bas : « Voyez l’espionne qui, par sa beauté, mena à la cruelle torture, et à la mort plus cruelle, plus de vingt-sept réformés ; Gilline se pâme d’aise en songeant à la récompense de sa délation, – les cent premiers florins carolus sur la succession des victimes. Mais elle ne rit point, songeant qu’il lui faudrait les partager avec la Stevenyne. »

Et tous, happe-chair, bouchers et filles, tiraient la langue pour se gausser d’Ulenspiegel. Et Lamme suait de grosses gouttes, et il était rouge de colère comme la crête d’un coq, mais il ne voulait point parler.

– Paye-nous à boire et à manger, dirent les bouchers et les happe-chair.

– Adoncques, dit Ulenspiegel faisant sonner de nouveau ses carolus, baille-nous à boire et à manger, ô mignonne Stevenyne, à boire dans des verres qui sonnent.

Sur ce, les filles de rire de nouveau et la Stevenyne de pousser ses crochets.

Elle alla toutefois à la cuisine et à la cave, elle en apporta du jambon, des saucissons, des omelettes aux boudins noirs et des verres sonnants, ainsi nommés parce qu’ils étaient montés sur pied et sonnaient comme carillon lorsqu’on les choquait.

Ulenspiegel alors dit :

– Que celui qui a faim mange, que celui qui a soif boive !

Les happe-chair, les filles, les bouchers, Gilline et la Stevenyne applaudirent des pieds et des mains à ce discours. Puis chacun se plaça de son mieux, Ulenspiegel, Lamme et les sept bouchers à la table d’honneur, les happe-chair et les filles à deux petites tables. Et l’on but et mangea avec un grand fracas de mâchoires, voire même les deux happe-chair qui étaient dehors, et que leurs camarades firent entrer pour prendre part au festin. Et l’on voyait sortir de leurs gibecières des cordes et des chaînettes.