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La Sevenyne alors tirant la langue et ricanant dit

– Nul ne sortira qu’il ne m’ait payé.

Et elle alla fermer toutes les portes, dont elle mit les clefs dans ses poches.

Gilline, levant le verre, dit :

– L’oiseau est en cage, buvons.

Sur ce, deux filles nommées Gena et Margot lui dirent :

– En est-ce encore un que tu vas faire mettre à mort, méchante femme ?

– Je ne sais, dit Gilline, buvons.

Mais les filles ne voulurent point boire avec elle.

Et Gilline prit la viole et chanta en français :

Au son de la viole,

Je chante nuit et jour ;

Je suis la fille-folle,

La vendeuse d’amour.

Astarté de mes hanches

Fit les lignes de feu ;

J’ai les épaules blanches,

Et mon beau corps est Dieu.

Qu’on vide l’escarcelle

Aux carolus brillants :

Que l’or fauve ruisselle

À flots sous mes pieds blancs.

Je suis la fille d’Eve

Et de Satan vainqueur :

Si beau que soit ton rêve,

Cherche-le dans mon cœur.

Je suis froide ou brûlante

Tendre au doux nonchaloir

Tiède éperdue, ardente,

Mon homme, à ton vouloir.

Vois, je vends tout : mes charmes,

Mon âme et mes yeux bleus ;

Bonheur, rires et larmes,

Et la Mort si tu veux.

Au son de la viole,

Je chante nuit et jour ;

Je suis la fille-folle,

La vendeuse d’amour.

Et chantant sa chanson, la Gilline était si belle, si suave et mignonne, que tous les hommes, happe-chair, bouchers, Lamme et Ulenspiegel étaient là, muets, attendris, souriant, domptés.

Tout à coup, éclatant de rire, la Gilline dit, regardant Ulenspiegel :

– C’est comme cela qu’on met les oiseaux en cage. Et son charme fut rompu.

Ulenspiegel, Lamme et les bouchers s’entre-regardèrent :

– Or ça, me payerez-vous ? dit la Stevenyne, me payerez-vous, messire Ulenspiegel, qui faites si bonne graisse de la viande de prédicants.

Lamme voulut parler, mais Ulenspiegel le fit taire, et parlant :

– Nous ne payerons point d’avance, dit-il.

– Je me payerai donc après sur ton héritage, fit la Stevenyne.

– Les goules vivent de cadavres, répondit Ulenspiegel.

– Oui, dit l’un des happe-chair, ces deux-là ont pris l’argent des prédicants ; plus de trois cents florins carolus. C’est un beau denier pour la Gilline.

Celle-ci chantait :

Cherche ailleurs de tels charmes,

Prends tout, mon amoureux,

Plaisirs, baisers et larmes,

Et la Mort si tu veux.

Puis, ricanant, elle dit :

– Buvons !

– Buvons ! dirent les happe-chair.

– Vive Dieu ! dit la Stevenyne, buvons ! les portes sont fermées, les fenêtres ont de forts barreaux, les oiseaux sont en cage ; buvons !

– Buvons ! dit Ulenspiegel.

– Buvons ! dit Lamme.

– Buvons ! dirent les sept.

– Buvons ! dirent les happe-chair.

– Buvons ! dit la Gilline, faisant chanter sa viole. Je suis belle, buvons ! Je prendrai l’archange Gabriel aux filets de ma chanson.

– À boire donc, dit Ulenspiegel, du vin pour couronner la fête, et du meilleur ; je veux qu’il y ait une goutte de feu liquide à chaque poil de nos corps altérés.

– Buvons ! dit la Gilline ; encore vingt goujons comme toi, et les brochets cesseront de chanter.

La Stevenyne apporta du vin. Tous étaient assis, buvant et bouffant, les happe-chair et les filles ensemble. Les sept, assis à la table d’Ulenspiegel et de Lamme, jetaient de leur table à celle des filles des jambons, des saucissons, des omelettes et des bouteilles, qu’elles prenaient au vol comme des carpes happant des mouches au-dessus d’un étang. Et la Stevenyne riait, poussant ses crocs et montrant des paquets de chandelles de cinq à la livre, qui se balançaient au-dessus du comptoir. C’étaient les chandelles des filles. Puis elle dit à Ulenspiegel :

– Quand on va au bûcher, on y porte un cierge de suif ; en veux-tu un dès à présent ?

– Buvons ! dit Ulenspiegel.

– Buvons ! dirent les sept.

La Gilline dit :

– Ulenspiegel a les yeux brillants comme un cygne qui va trépasser.

– Si on les donnait à manger aux cochons ? dit la Stevenyne.

– Ce leur serait festin de lanternes ; buvons ! dit Ulenspiegel.

– Aimerais-tu, dit la Stevenyne, qu’étant échafaudé on te perçât la langue d’un fer rouge ?

– Elle en serait meilleure pour siffler : buvons ! répondit Ulenspiegel.

– Tu parlerais moins si tu étais pendu, dit la Stevenyne, et ta mignonne te viendrait contempler.

– Oui, dit Ulenspiegel, mais je pèserais davantage et tomberais sur son museau gracieux : buvons !

– Que dirais-tu si tu étais fustigé, marqué au front et à l’épaule ?

– Je dirais qu’on s’est trompé de viande, répondit Ulenspiegel, et qu’au lieu de rôtir la truie Stevenyne, on a échaudé le pourceau Ulenspiegel : buvons !

– Puisque tu n’aimes rien de cela, dit la Stevenyne, tu seras mené sur les navires du roi, et là condamné à être écartelé à quatre galères.

– Alors, dit Ulenspiegel, les requins auront mes quatre membres, et tu mangeras ce dont ils ne voudront pas : buvons !

– Que ne manges-tu, dit-elle, une de ces chandelles ; elles te serviraient en enfer à éclairer ton éternelle damnation.

– Je vois assez clair pour contempler ton groin lumineux, ô truie mal échaudée : buvons ! dit Ulenspiegel.

Soudain il frappa du pied de son verre sur la table, en imitant avec les mains le bruit que fait un tapissier battant en mesure la laine des matelas sur un lit de bâtons, mais tout coîment et disant :

’T is (tijdt) van te beven de klinkaert ! Il est temps de faire frémir le clinqueur, – le verre qui résonne.

C’est en Flandre le signal de fâcherie de buveurs et de saccagement des maisons à lanterne rouge.

Ulenspiegel but, puis fit trembler le verre sur la table en disant :

’T is van te beven de klinkaert.

Et les sept l’imitèrent.

Tous se tenaient cois : la Gilline devint pâle, la Stevenyne parut étonnée. Les happe-chair disaient :

– Les sept seraient-ils avec eux ?

Mais les bouchers, clignant de l’œil, les rassuraient, tout en disant sans cesse et de plus en plus haut avec Ulenspiegel :

’T is van te beven de klinkaert ; ‘t is van te beven de klinkaert.

La Stevenyne buvait pour se donner courage.

Ulenspiegel alors frappa du poing sur la table, dans la mesure des tapissiers battant les matelas ; les sept firent comme lui ; verres, cruches, écuelles, pintes et gobelets entrèrent en danse lentement, se renversant, se cassant, se relevant d’un côté pour tomber de l’autre ; et toujours retentissait plus menaçant, grave, guerrier et monotone : « ‘T is van te beven de klinkaert. »

– Hélas ! dit la Stevenyne, ils vont tout casser ici.

Et de peur, ses deux crocs lui sortirent plus longs hors de la bouche.

Et le sang, de fureur et de colère, s’allumait en l’âme des sept et en celle de Lamme et d’Ulenspiegel.

Alors, sans cesser le chant monotone et menaçant, tous ceux de la table d’Ulenspiegel prirent leurs verres, et les cassant sur la table en mesure, ils chevauchèrent les chaises en tirant leurs coutelas. Et ils menaient si grand bruit de leur chanson, que toutes les vitres de la maison tremblaient. Puis, comme une ronde de diables affolés, ils firent le tour de la salle et de toutes les tables disant sans cesse : « ‘T is van te beven de klinkaert. »

Et les happe-chair alors se levèrent tremblant de peur, prirent leurs chaînes et cordelettes. Mais les bouchers, Ulenspiegel et Lamme, remettant leurs coutelas dans les gaines, se levèrent, saisirent leurs chaises, et, les brandissant comme des bâtons, ils coururent alertes par la chambre, frappant à droite et à gauche, n’épargnant que les filles, cassant tout le reste, meubles, vitres bahuts, vaisselle, pintes, écuelles, verres et flacons, frappant les happe-chair sans pitié, et chantant toujours sur la mesure du bruit du tapissier battant les matelas : ‘T is van te beven de klinkaert, ‘T is van te beven de klinkaert, tandis qu’Ulenspiegel avait baillé un coup de poing à la Stevenyne sur le muffle, lui avait pris les clefs dans sa gibecière, et lui faisait de force manger ses chandelles.