La belle Gilline, grattant les portes, volets, vitres, fenestrage de ses ongles, semblait vouloir passer à travers tout, comme une chatte peureuse. Puis, toute blême, elle s’accroupit en un coin, les yeux hagards, montrant les dents, et tenant sa viole comme si elle l’eût dû protéger.
Les sept et Lamme disant aux filles : « Nous ne vous ferons nul mal, » garrottaient, avec leur aide, de chaînettes et de cordes, les happe-chair tremblants dans leurs chausses, et n’osant résister, car ils sentaient que les bouchers, choisis parmi les plus forts par le baes de l’Abeille, les eussent taillés en morceaux de leurs coutelas.
À chaque chandelle qu’il faisait manger à la Stevenyne, Ulenspiegel disait :
– Celle-ci est pour la pendaison ; celle-là pour la fustigation ; cette autre pour la marque ; cette quatrième pour ma langue trouée ; ces deux excellentes et bien grasses pour les navires du roi et l’écartèlement à quatre galères ; celle-ci pour ton repaire d’espions ; celle-là pour ta gouge à la robe de brocart, et toutes ces autres pour mon plaisir.
Et les filles riaient de voir la Stevenyne éternuant de colère et voulant cracher ses chandelles. Mais en vain, car elle en avait la bouche trop pleine.
Ulenspiegel, Lamme et les sept ne cessaient de chanter en mesure : ‘T is van te beven de klinkaert.
Puis Ulenspiegel cessa, leur faisant signe de murmurer doucement le refrain. Ils le firent pendant qu’il tint aux happe-chair et aux filles ce propos :
– Si quelqu’un de vous crie à l’aide, il sera occis incontinent.
– Occis ! dirent les bouchers.
– Nous nous tairons, dirent les filles, ne nous fais point de mal, Ulenspiegel.
Mais la Gilline, accroupie en son coin, les yeux hors de la tête, les dents hors la bouche, ne savait point parler et serrait contre elle sa viole.
Et les sept murmuraient toujours : ‘T is van te beven de klinkaert ! en mesure.
La Stevenyne, montrant les chandelles qu’elle avait en la bouche, faisait signe qu’elle se tairait pareillement, les happe-chair le promirent comme elle.
Ulenspiegel continuant son propos :
– Vous êtes ici, dit-il, en notre puissance, la nuit est tombée noire, nous sommes près de la Lys où l’on se noie facilement quand on vous pousse. Les portes de Courtrai sont fermées. Si les gardes de nuit ont entendu le vacarme, ils ne bougeront point, étant trop paresseux et croyant que ce sont de bons Flamands qui, buvant, chantent joyeusement au son des pintes et flacons. Adoncques, tenez-vous cois et coites devant vos maîtres.
Puis, parlant aux sept :
– Vous allez vers Peteghem trouver les Gueux ?
– Nous nous y sommes préparés à la nouvelle de ta venue.
– De là vous irez vers la mer ?
– Oui, dirent-ils.
– Connaissez-vous parmi ces happe-chair un ou deux que l’on puisse relâcher pour nous servir ?
– Deux, dirent-ils, Niklaes et Joos, qui ne poursuivent jamais les pauvres réformés.
– Nous sommes fidèles ! dirent Niklaes et Joos.
Ulenspiegel dit alors :
– Voici pour vous vingt florins carolus, deux fois plus que vous n’auriez eu si vous aviez reçu le prix infâme de dénonciation.
Soudain les cinq autres s’écrièrent :
– Vingt florins ! Nous servons le prince pour vingt florins. Le roi paye mal. Donnes-en la moitié à chacun de nous, nous dirons au juge tout ce que tu voudras.
Les bouchers et Lamme murmuraient sourdement :
– ‘T is van te beven de klinkaert ; ‘T is van te beven de klinkaert.
– Afin que vous ne parliez point trop, dit Ulenspiegel, les sept vous mèneront garrottés jusqu’à Peteghem, chez les Gueux. Vous aurez dix florins quand vous serez sur la mer, nous serons certains jusque-là que la cuisine du camp vous tiendra fidèles au pain et à la soupe. Si vous êtes vaillants, vous aurez votre part du butin. Si vous tentez de déserter, vous serez pendus. Si vous vous échappez, évitant ainsi la corde, vous trouverez le couteau.
– Nous servons qui nous paye, dirent-ils.
–’T is van te beven de klinkaert ! ‘T is van te beven de klinkaert ! disaient Lamme et les sept en frappant sur les tables avec des tessons de pots et de verres brisés.
– Vous mènerez pareillement avec vous, dit Ulenspiegel, la Gilline, la Stevenyne et les trois gouges. Si l’une d’elles veut vous échappez, évitant ainsi la corde, vous trouverez le couteau.
– Il ne m’a point tuée, dit la Gilline, sautant de son coin et brandissant en l’air sa viole. Et elle chanta :
Sanglant était mon rêve,
Le rêve de mon cœur :
Je suis la fille d’Eve
Et de Satan vainqueur.
La Stevenyne et les autres faisaient mine de pleurer.
– Ne craignez rien, mignonnes, dit Ulenspiegel, vous êtes si suaves et douces, que l’on aimera, festoyera et caressera partout. À chaque prise de guerre vous aurez votre part de butin.
– On ne me donnera rien à moi, qui suis vieille, pleura la Stevenyne.
– Un sou par jour, crocodile, dit Ulenspiegel, car tu seras serve de ces quatre belles filles, tu laveras leurs cottes, draps et chemises.
– Moi, seigneur Dieu ! dit-elle.
Ulenspiegel répondit :
– Tu les as longtemps gouvernées, vivant du profit de leurs corps et les laissant pauvres et affamées. Tu peux geindre et braire, il en sera comme je l’ai dit.
Sur ce les quatre filles de rire et de se moquer de la Stevenyne, et de lui dire en tirant la langue :
– À chacun son tour en ce monde. Qui l’aurait dit de Stevenyne l’avare ? Elle travaillera pour nous comme serve. Béni soit le seigneur Ulenspiegel !
Ulenspiegel dit alors aux bouchers et à Lamme :
– Videz les caves à vin, prenez l’argent ; il servira à l’entretien de la Stevenyne et des quatre filles.
– Elle grince les dents, la Stevenyne, l’avare, dirent les filles. Tu fus dure, on l’est pareillement pour toi. Béni soit le seigneur Ulenspiegel !
Puis les trois se tournèrent vers la Gilline :
– Tu étais sa fille, son gagne-pain, tu partageais avec elle le fruit de l’infâme espionnage. Oseras-tu bien encore nous frapper et nous injurier, avec ta robe de brocart ? Tu nous méprisais parce que nous ne portions que de la futaine. Tu n’es vêtue si richement que du sang des victimes. Ôtons-lui sa robe afin qu’elle soit ainsi pareille à nous.
– Je ne le veux point, dit Ulenspiegel.
Et la Gilline, lui sautant au cou, dit :
– Béni sois-tu, qui ne m’as point tuée, et ne me veux point laide !
Et les filles jalouses regardaient Ulenspiegel et disaient :
– Il est affolé d’elle comme tous.
La Gilline chantait sur sa viole.
Les sept partirent vers Peteghem, menant les happe-chair et les filles le long de la Lys. Cheminant ils murmuraient :
– ‘T is van te beven de klinkaert ! ‘T is van te beven de klinkaert !
Au jour levant ils vinrent au camp, chantèrent comme l’alouette, et le clairon du coq leur répondit. Les filles et les happe-chair furent gardés de près. Toutefois, le troisième jour, à midi, la Gilline fut trouvée morte, le cœur percé d’une grande aiguille. La Stevenyne fut accusée par les trois filles et conduite devant le capitaine de bande, ses dizeniers et sergents constitués en tribunal. Là, sans qu’il la fallût mettre à la torture, elle avoua qu’elle avait tué la Gilline par jalousie de sa beauté et fureur de ce que la gouge la traitât comme serve sans pitié. Et la Stevenyne fut pendue, puis enterrée dans le bois.