Выбрать главу

« L’air était froid, le brouillard glissait sur les prairies, les ramilles sèches tombaient des arbres sur le chemin. Et la lune brillait, et il y avait des feux sur l’eau du canal. Hanske me dit : « C’est la nuit des loups-garous ; toutes les âmes coupables sortent de l’enfer. Il faut faire trois signes de croix de la main gauche et crier : Sel ! sel ! sel ! qui est emblème d’immortalité ; et ils ne te feront point de mal. » Et je dis : « je ferai ce que tu veux, Hanske, mon mignon. » Il m’embrassa disant : « Tu es ma femme ». « Oui », disais-je. Et à sa douce parole, un bonheur céleste glissait sur mon corps comme un baume. Il me couronna de roses et me dit : « Tu es belle ». Et je lui dis : « Tu es beau aussi, Hanske, mon mignon en tes fins habits de velours vert à passements d’or avec ta longue plume d’autruche qui flotte à ta toque, et avec ta face pâle comme le feu des vagues de la mer. Et si les filles de Damme te voyaient, elles courraient toutes après toi, te demandant ton cœur ; mais il ne faut le donner qu’à moi, Hanske. » Il dit : « Tâche de savoir quelles sont les plus riches, leur fortune sera pour toi. » Puis il s’en fut, me laissant après m’avoir défendu de le suivre.

« Je restai là, faisant sonner dans ma main les deux carolus, toute frissante et transie, à cause du brouillard, quand je vis sortir d’une berge, gravissant le talus, un loup qui avait la face verte et de longs roseaux dans son poil blanc. Je criai : Sel ! sel ! sel ! faisant le signe de la croix, mais il ne parut point en avoir peur. Et je courus de toutes mes forces, moi criant, lui hurlant, et j’entendis le bruit sec de ses dents près de moi, et une fois si près de mon épaule que je crus qu’il m’allait saisir. Mais je courais plus vite que lui. Par grand bonheur, je rencontrai au coin de la rue du Héron la veille-de-nuit avec sa lanterne. « Le loup ! le loup ! » criai-je « N’aie point peur, me dit la veille-de-nuit, je te vais ramener chez toi, Katheline l’affolée. » Et je sentis que sa main, qui me tenait, tremblait. Et il avait peur pareillement. »

– Mais il a repris courage, dit Nele. L’entends-tu maintenant chanter, traînant sa voix : De clock is tien, tien aen de clock : Il est dix heures à la cloche, à la cloche dix heures ! Et il fait grincer sa crécelle.

– Ôtez le feu, disait Katheline, la tête brûle. Reviens, Hanske, mon mignon.

Et Nele regardait Katheline ; et elle priait Notre-Dame la Vierge d’ôter de sa tête le feu de folie ; et elle pleura sur elle.

XXXVIII

À Bellem, sur les bords du canal de Bruges, Ulenspiegel et Lamme rencontrèrent un cavalier portant au feutre trois plumes de coq et chevauchant à toute bride vers Gand. Ulenspiegel chanta comme l’alouette et le cavalier s’arrêtant, répondit par le clairon de Chanteclair.

– Apportes-tu des nouvelles, cavalier impétueux ? dit Ulenspiegel.

– Nouvelles grandes, dit le cavalier. Sur l’avis de M. de Châtillon, qui est, au pays de France, l’amiral de la mer, le prince de liberté a donné des commissions pour équiper des navires de guerre, outre ceux qui sont déjà armés à Emden et dans l’Oost-Frise. Les vaillants hommes qui ont reçu ces commissions sont Adrien de Berghes, sieur de Dolhain, son frère Louis de Hainaut ; le baron de Montfaucon ; le sieur Louis de Brederode, Albert d’Egmont, fils du décapité et non pas traître comme son frère ; Berthel Enthens de Mentheda, le Frison ; Adrien Menningh, Hembyse, le fougueux et orgueilleux Gantois, et Jan Brock. Le prince a donné tout son avoir, plus de cinquante mille florins.

– J’en ai cinq cents pour lui, dit Ulenspiegel.

– Porte-les à la mer, dit le cavalier.

Et il s’en fut au galop.

– Il donne tout son avoir, dit Ulenspiegel. Nous autres, nous ne donnons que notre peau.

– N’est-ce donc rien, dit Lamme, et n’entendrons-nous jamais parler que de sac et massacre ? L’orange est par terre.

– Oui, dit Ulenspiegel, par terre, comme le chêne ; mais avec le chêne on construit les navires de liberté !

– À son profit, dit Lamme. Mais puisqu’il n’y a plus nul danger, rachetons des ânes. J’aime à marcher assis, moi, et sans avoir aux plantes des pieds un carillon de cloches.

– Achetons-nous des ânes, dit Ulenspiegel ; ces animaux sont de facile revente.

Ils allèrent au marché et y trouvèrent, en les payant, deux beaux ânes et leur harnachement.

XXXIX

Comme ils califourchonnaient jambe de-ci, jambe de-là, ils vinrent à Oost-Camp, où est un grand bois dont la lisière touchait au canal

Y cherchant l’ombre et les douces senteurs, ils y entrèrent, sans rien voir que les longues allées allant en tous sens vers Bruges, Gand, la Zuid et la Noord-Vlaenderen.

Soudain Ulenspiegel sauta à bas de son âne.

– Ne vois-tu rien là-bas ?

Lamme dit :

– Oui, je vois. Et tremblant : Ma femme, ma bonne femme ! C’est elle, mon fils. Ha ! je ne saurais marcher à elle. La retrouver ainsi !

– De quoi te plains-tu ? dit Ulenspiegel. Elle est belle ainsi demi-nue dans ce pourpoint de mousseline tailladée à jour qui laisse voir la chair fraîche. Celle-ci est trop jeune, ce n’est pas ta femme.

– Mon fils, dit Lamme, c’est elle, mon fils ; je la reconnais. Porte-moi je ne sais plus marcher. Qui l’aurait pensé d’elle ? Danser ainsi vêtue en Egyptienne, sans pudeur ! Oui, c’est elle ; vois ces jambes fines, ses bras nus jusques à l’épaule, ses seins ronds et dorés sortant à demi de son pourpoint de mousseline. Vois comme elle agace avec ce drapeau rouge ce grand chien sautant après.

– C’est un chien d’Egypte, dit Ulenspiegel ; le Pays-Bas n’en donne point de cette sorte.

– Egypte. je ne sais. Mais c’est elle. Ha ! mon fils, je n’y vois plus. Elle retrousse plus haut son haut-de-chausses pour faire plus haut voir ses jambes rondes. Elle rit pour montrer ses blanches dents, et aux éclats pour faire entendre le son de sa voix douce. Elle ouvre par le haut son pourpoint et se rejette en arrière. Ha ! ce cou de cygne amoureux, ces épaules nues, ces yeux clairs et hardis ! Je cours à elle.

Et il sauta de son âne.

Mais Ulenspiegel l’arrêtant :

– Cette fillette, dit-il, n’est point ta femme. Nous sommes près d’un camp d’Egyptiens. Garde-toi. Vois-tu la fumée derrière les arbres ? Entends-tu les aboiements des chiens ? Tiens, en voici quelques-uns qui nous regardent, prêts à mordre peut-être. Cachons-nous mieux dans le fourré.

– Je ne me cacherai point, dit Lamme ; cette femme est mienne, flamande comme nous.

– Fol aveugle, dit Ulenspiegel.

– Aveugle, non ! Je la vois danser, demi-nue, riant et agaçant ce grand chien. Elle fait mine de ne pas nous voir. Mais elle nous voit, je te l’assure. Thyl, Thyl ! voilà le chien se jette sur elle et la renverse pour avoir le drapeau rouge. Et elle tombe en jetant un cri plaintif.

Et Lamme tout soudain s’élança vers elle, lui disant :

– Ma femme, ma femme ! Où t’es-tu fait mal, mignonne ? Pourquoi ris-tu aux éclats ? Tes yeux sont hagards.

Et il l’embrassait, la caressait et dit :

– Cette marque de beauté que tu avais sous le sein gauche. Je ne la vois point. Où est-elle ? Tu n’est point ma femme. Grand Dieu du ciel !