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Et elle ne cessait de rire.

Soudain Ulenspiegel cria :

– Garde-toi, Lamme.

Et Lamme, se retournant, vit devant lui un grand moricaud d’Egyptien, de maigre trogne, brun comme peper-koek, qui est pain d’épices au pays de France.

Lamme ramassa son épieu, et se mettant en défense, il cria :

– À la rescousse, Ulenspiegel !

Ulenspiegel était là avec sa bonne épée.

L’Egyptien lui dit en haut-allemand :

Gibt mi ghelt, ein Richsthaler auf tsein. (Donne-moi de l’argent, un ricksdaelder ou dix).

– Vois, dit Ulenspiegel, la fillette s’en va riant aux éclats et se retournant sans cesse, pour demander qu’on la suive.

Gibt mi ghelt, dit l’homme. Paye tes amours. Nous sommes pauvres et ne te voulons nul mal.

Lamme lui donna un carolus.

– Quel métier fais-tu ? dit Ulenspiegel.

– Tous, répondit l’Egyptien : étant maîtres ès arts de souplesses, nous faisons des tours merveilleux et magiques. Nous jouons du tambourin et dansons les danses de Hongrie. Il en est plus d’un parmi nous qui fait des cages et des grils à rôtir les belles carbonnades. Mais tous, Flamands et Wallons, ont peur de nous et nous chassent. Ne pouvant vivre de gain, nous vivons de maraudage, c’est-à-dire de légumes, de chair et de volailles qu’il nous faut prendre au paysan, puisqu’il ne veut ni nous les donner ni vendre.

Lamme lui dit :

– D’où vient cette fillette, qui ressemble si fort à ma femme ?

– Elle est fille de notre chef, dit le moricaud.

Puis, parlant bas comme peureux :

– Elle fut frappée par Dieu du mal d’amour et ignore pudeur de femme. Sitôt qu’elle voit un homme, elle entre en gaieté et folie et rit sans cesse. Elle parle peu, on la crut muette longtemps. Là nuit, dolente, elle reste devant le feu, pleurant parfois ou riant sans cause et montrant son ventre, où elle a mal, dit-elle. À l’heure de midi, après le repas, sa plus vive folie la prend. Alors elle va danser presque nue aux environs du camp. Elle ne veut porter que des vêtements de tulle ou de mousseline, et l’hiver, à grand’peine la couvrons-nous d’un manteau de drap de chèvre.

– Mais, dut Lamme, n’a-t-elle point quelque ami pour l’empêcher de s’abandonner ainsi à tout venant ?

– Elle n’en a point, dit l’homme, car les voyageurs, s’approchant d’elle et considérant ses yeux affolés, ont pour elle plus de peur que d’amour. Ce gros homme fut hardi, dit-il, montrant Lamme.

– Laisse-le dire, mon fils, répliqua Ulenspiegel, c’est le stockvisch qui parle mal de la baleine. Quel est celui des deux qui donne le plus d’huile ?

– Tu as la langue aigre ce matin, dit Lamme.

Mais Ulenspiegel, sans l’écouter, dit à l’Egyptien :

– Que fait-elle lorsque d’autres sont hardis comme mon ami Lamme ?

L’Egyptien répondit tristement :

– Alors elle a plaisir et profit. Ceux qui l’obtiennent paient leur joie, et l’argent sert à l’habiller et aussi aux besoins des vieillards et des femmes.

– Elle n’obéit donc à personne ? dit Lamme.

L’Egyptien répondit :

– Laissons faire leur vouloir à ceux que Dieu frappe. Il marque ainsi sa volonté. Et telle est notre loi.

Ulenspiegel et Lamme s’en furent. Et l’Egyptien s’en retourna grave et hautain à son camp. Et la fillette, riant aux éclats, dansait dans la clairière.

XL

Chemin faisant vers Bruges, Ulenspiegel dit à Lamme.

– Nous avons dépensé une grosse somme d’argent en engagements de soudards, payement aux happe-chair, don à l’Egyptienne et en ces innombrables olie-koekjes qu’il te plaisait de manger sans cesse plutôt que d’en vendre une seule. Or, nonobstant ta ventrale volonté, il est temps de vivre plus honnêtement. Baille-moi ton argent, je garderai la bourse commune.

– Je le veux, dit Lamme. Et le lui donnant : Ne me laisse point toutefois mourir de faim, dit-il ; car songes-y, gros et puissant comme je le suis, il me faut une substantielle et abondante nourriture. C’est bon à toi, maigre et chétif, de vivre au jour le jour, mangeant ou ne mangeant point ce que tu trouves, comme les planches qui vivent d’air et de pluie sur les quais. Mais moi, que l’air creuse et que la pluie affame, il me faut d’autres festins.

– Tu les auras, dit Ulenspiegel, festins de vertueux carêmes. Les panses les mieux remplies n’y résistent point ; se dégonflant peu à peu, elles rendent léger l’homme le plus lourd. Et l’on verra bientôt, dégraissé suffisamment, courir comme un cerf, Lamme mon mignon.

– Las ! disait Lamme, quel sera désormais mon maigre sort ? J’ai faim, mon fils, et voudrais souper.

Le soir tombait. Ils arrivèrent à Bruges par la porte de Gand. Ils montrèrent leurs passes. Ayant dû payer un demi-sol pour eux et deux pour leurs ânes, ils entrèrent en ville ; Lamme, songeant aux paroles d’Ulenspiegel, semblait navré :

– Souperons-nous bientôt ? dit-il.

– Oui, répondait Ulenspiegel.

Ils descendirent in de Meermin, à la Sirène, girouette, qui, tout en or, est placée au-dessus du pignon de l’auberge.

Ils mirent leurs ânes à l’écurie, et Ulenspiegel commanda pour son souper et pour celui de Lamme du pain, de la bière et du fromage.

L’hôte ricanait en servant ce maigre repas : Lamme mangeait à longues dents, regardant avec désespoir Ulenspiegel besognant des mâchoires sur le pain trop vieux et le fromage trop jeune comme si c’eût été des ortolans. Et Lamme buvait sa petite bière sans plaisir. Ulenspiegel riait de le voir si dolent. Et il était aussi quelqu’un qui riait dans la cour de l’auberge et venait parfois montrer le museau aux vitres. Ulenspiegel vit que c’était une femme qui se cachait le visage. Pensant à quelque maligne servante, il n’y songea plus, et voyant Lamme pâle, triste et blême à cause de ses amours ventrales contrariées, il eut pitié et songea à commander pour son compagnon une omelette aux boudins, un plat de bœuf aux fèves ou tout autre mets chaud, quand le baes entra et dit, ôtant son couvre-chef :

– Si messires voyageurs veulent un meilleur souper, ils parleront et diront ce qu’il leur faut.

Lamme ouvrit de grands yeux et la bouche plus grande encore et regardait Ulenspiegel avec une angoisseuse inquiétude.

Celui-ci répondit :

– Les manouvriers cheminant ne sont point riches.

– Il advient toutefois, dit le baes, qu’ils ne connaissent point tout ce qu’ils possèdent. Et montrant Lamme : Cette bonne trogne en vaut deux autres. Que plairait-il à Vos Seigneuries de manger et de boire ? une omelette au gras jambon, des choesels, on en fit aujourd’hui, des castrelins, un chapon qui fond sous la dent, une belle carbonnade grillée avec une sauce aux quatre épices, de la dobbel-knol d’Anvers, de la dobbel-kuyt de Bruges, du vin de Louvain apprêté à la façon de Bourgogne ? Et sans payer.

– Apportez tout, dit Lamme.

La table fut bientôt garnie, et Ulenspiegel prit son plaisir à voir le pauvre Lamme qui, plus affamé que jamais, se ruait sur l’omelette, les choesels, le chapon, le jambon, les carbonnades, et versait par litres en son gosier la dobbel-knol, la dobbel-kuyt, et le vin de Louvain apprêté à la façon de Bourgogne.

Quand il ne sut plus manger, il souffla d’aise comme une baleine et regarda autour de lui sur la table pour voir s’il n’y avait plus rien à mettre sous la dent. Et il croqua les miettes des castrelins.

Ulenspiegel ni lui n’avaient vu le joli museau regarder souriant aux vitres, passer et repasser dans la cour. Le baes ayant apporté du vin cuit à la cannelle et au sucre de Madère, ils continuèrent à boire. Et ils chantèrent.