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— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Khadidja. On dirait que t’as vu un fantôme.

— Un coup de fil urgent. Tout va bien.

Pour se donner une contenance, il saisit de nouveau la carte mais la reposa aussitôt. Ses mains vibraient comme des ailes d’insectes. Il les cala sous ses cuisses et se concentra sur les noms qui dansaient devant ses yeux.

Bon Dieu : il fallait qu’il lui parle.

— Ça ne te dérange pas si je laisse la porte ouverte ?

La question était ridicule, comme tout le reste. Elle n’avait pas souvenir d’avoir déjà subi un dîner aussi absurde. Les conversations, à peine ébauchées, mouraient d’elles-mêmes et les silences tombaient, lourds comme des stèles de cimetière. Elle ne comprenait pas ce qui se passait. Elle avait tant rêvé jadis de ce tête-à-tête…

Elle passa dans la salle de bains et s’observa dans le miroir. Elle portait encore des traces du maquillage des prises de vue. Elle réfléchit. Étaient-ils censés faire l’amour cette nuit ? Cela ne serait qu’une absurdité de plus. Accepterait-elle ? Non. Aucun doute. Mais en une nuit, la température pouvait tellement varier… Une angoisse la saisit : elle ouvrit son sac. Elle n’avait pas ses médicaments, ni aucune crème. S’il se passait quelque chose, comment ferait-elle ?

Elle fit couler un bain puis revint dans la chambre. Il valait mieux prendre ce décor avec humour. Le lit colossal, couvert d’une courtepointe de velours. La tapisserie au mur, représentant une scène d’amour courtois. On avait même déposé deux roses rouges sur l’oreiller, en croisant leurs tiges.

Le bain coulait toujours. Elle n’entendait plus de bruit dans la chambre voisine. Elle rangea son manteau dans l’armoire et se décida à ouvrir son lit.

Elle attrapa les roses avant d’écarter la couverture.

Le hurlement surprit Marc alors qu’il observait la cour.

Il traversa sa chambre en un bond et découvrit Khadidja pétrifiée — talons hauts et épaules plus hautes encore —, les yeux vissés sur le dessus-de-lit. Il regarda à son tour et sentit ses tripes se retourner.

Des yeux.

Des yeux reposaient sur la courtepointe.

Marc connaissait leur origine. Le visage énucléé de Vincent. VOIR N’EST PAS SAVOIR. Il remarqua aussi deux roses rouges éparses. Des filets de sang reliaient les pétales aux organes. Ils avaient été cachés à l’intérieur des deux fleurs.

Jacques Reverdi leur souhaitait la bienvenue.

À sa manière.

Marc se jeta sur la porte d’entrée et la ferma à double tour puis il courut dans sa propre chambre pour la verrouiller. Il revint auprès de Khadidja et la prit dans ses bras. Elle tremblait tellement qu’elle avait perdu tout poids, toute masse.

Par réflexe, il considéra à nouveau le lit. Sur la bordure des draps, il aperçut des traces sanglantes. Ce n’étaient pas les éclaboussures des pétales. Il se rappela les toiles du studio et l’avertissement de Reverdi. Ici aussi, le message était incomplet.

Sans hésiter, il saisit la couverture et le drap supérieur. Il les arracha d’un seul geste, balayant roses rouges et globes oculaires.

Sur le drap-housse, des lettres sanglantes tendaient leurs griffes :

CACHE-TOI VITE PAPA ARRIVE

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— Mais qu’est-ce qui se passe ?

Il lui saisit la main sans répondre et l’arracha du sol. Khadidja n’eut que le temps d’attraper son sac dans la salle de bains, pendant qu’il déverrouillait la porte. Ils dévalèrent les escaliers puis traversèrent le hall sous le regard étonné de l’homme de la réception.

Sur le seuil, Marc stoppa net. Il scruta la cour éclairée. Les voitures stationnées. Les arbres bruissants. Au-delà, l’obscurité paraissait avoir gagné en profondeur. Marc arrêta son regard sur la voiture de Khadidja. Un bref instant, il fut tenté d’y plonger et de retourner à Paris. Mais Reverdi l’avait peut-être piégée. Ou bien il était à l’intérieur. Il fixa le chêne massif. Sa certitude bascula : il était là, derrière l’écorce argentée. Puis il tomba sur les portes des écuries, noyées d’ombre. Il était partout. Par sa seule menace, il saturait leur espace vital.

Rester à l’hôtel ? Appeler la police ? Remonter et s’enfermer dans leurs chambres jusqu’aux lueurs du jour ? Marc eut un flash : les yeux roulant au bas du lit, l’écriture tremblée et brune : CACHE-TOI VITE PAPA ARRIVE. Fuir. Il fallait fuir. Surtout ne pas rester dans ce manoir.

Il serra les doigts de Khadidja et s’élança. Un orage grondait au loin. À chaque seconde, les ténèbres semblaient plus lourdes, plus basses. Ils longèrent le parking. Marc observait chaque voiture, chaque parcelle d’obscurité. Parvenu au coin de la bâtisse, il repéra un sentier qui s’enfonçait dans la nuit.

— Retire tes chaussures, ordonna-t-il.

Ils coururent parmi les arbres, les ombres, les bruissements. La nuit à la campagne. Ce monde du dehors qu’on regarde par la fenêtre d’une maison chauffée en frissonnant. Cette quintessence du noir, qu’on se félicite de ne pas avoir à affronter. Eux ne la contemplaient plus à travers la vitre ; ils y étaient de plain-pied. Ils la traversaient, la piétinaient, la violaient. Comme un tabou sacré que personne d’autre n’aurait osé transgresser.

Leurs pas craquaient sur les branches. Leurs jambes s’écorchaient parmi les ronces. Leurs pieds trébuchaient contre des racines. Ils avançaient, sans direction, sans repère. Au-dessus de leur tête, le vent agitait les cimes, froissant les feuilles, fouettant la voûte sombre du ciel.

— Merde.

Devant eux, s’ouvrait une forêt de saules, agitée de longs frissons. Il songea aux bambous. Il imagina ces feuilles sur la peau du tueur. Son visage hanté par la haine, soudain frôlé par les branches. Marc le voyait s’arrêter, goûtant la douceur du contact, sentant peu à peu la folie criminelle mûrir en lui, appelée par ces caresses végétales…

— Pas par là, souffla-t-il.

Il serra encore la main de Khadidja et prit sur la gauche, à travers champs. Elle suivait, sans une plainte. Obscurément, il était fier d’elle — de son silence, de son courage.

Ils couraient maintenant à découvert, pataugeant, s’enfonçant dans les sillons d’un champ. Ils franchirent des terres nues, plongèrent dans de nouveaux sous-bois. Marc maudissait cette campagne hostile, réveillée par le vent, vivifiée par la pluie. Mais il n’osait s’arrêter ni se retourner. C’était, au sens littéral, une fuite en avant.

Quand il vit la grange, il sut que c’était ici. Un refuge ou une impasse. Soit Reverdi les avait perdus et ils pouvaient attendre le jour entre ces quatre murs, soit il était sur leurs pas et tout s’achèverait au fond de cette étable. Il tira encore Khadidja par la main. Il l’entendait souffler, haleter, mais elle ne lâchait pas le moindre gémissement.

D’un coup d’épaule, il enfonça la porte. Malgré la puanteur qui le saisit à la gorge, malgré le froid glacial, il ressentit un réconfort.

S’écrouler sous ce toit, attendre la fin de la nuit : son esprit n’alla pas plus loin. L’obscurité était presque totale. Ils se glissèrent dans les remugles solidifiés, écrasant sous leurs pieds la terre battue, jonchée de bouses séchées.

Marc referma la porte — et la nuit. Il se demandait s’il avait conservé, par hasard, au fond d’une poche, le briquet qu’il avait utilisé dans le terrain vague de Nanterre. Mais à ce moment, une flamme jaillit dans le noir. Les boucles de Khadidja brillèrent : elle tenait elle-même un briquet. La seconde suivante, la lueur se transforma en véritable foyer. Marc allait hurler mais Khadidja le prévint :