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Elle ne répondit pas. Elle observait Marc avec intensité, mains appuyées en arrière, tête dans les épaules. Ses pupilles dorées ne cessaient de danser sous ses paupières, comme si elle photographiait le moindre détail du visage de Marc.

Enfin, elle regarda par la lucarne bordée de paille : le jour se levait.

— On va se rendre à la police. Prie le ciel pour qu’ils nous foutent en prison et qu’ils nous protègent. Et surtout, prie le ciel pour qu’ils ne t’envoient pas, toi, à l’asile.

82

Elle roulait les mains crispées sur le volant. Il lui avait proposé de conduire mais elle avait refusé — c’était sa voiture et c’était elle qui pilotait : point barre. D’ailleurs, il n’était pas en meilleure forme qu’elle.

À six heures, ils avaient quitté leur repaire et s’étaient enfoncés dans l’aube monochrome. Ils avaient marché à travers champs, hagards, boueux, trempés de rosée. Deux Parisiens errants, se soutenant l’un l’autre dans une campagne inconnue. Pitoyables. D’autant plus que l’hôtel n’était qu’à quelques centaines de mètres de leur planque : dans la nuit de tourmente, ils avaient simplement tourné en rond. Pitoyables.

Au manoir, le personnel s’était abstenu de tout commentaire. Marc et Khadidja ressemblaient à un couple pour qui la nuit avait été très, très dure. Un couple qui s’était disputé jusqu’à l’aube et qui rentrait à Paris soigner ses plaies. Marc était retourné dans les chambres — elle n’avait pas eu le courage de le suivre. Il avait fait le « ménage » et était redescendu, pâle, fermé, indéchiffrable. Il avait réglé la note, refusé le petit déjeuner continental, compris dans le prix, puis ils avaient repris la voiture. Tout simplement.

À mesure que le paysage retrouvait ses couleurs, les pensées de Khadidja regagnaient corps et vigueur. Il fallait en priorité qu’elle demeurât elle-même. Un bloc indestructible, que les agressions extérieures, aussi délirantes soient-elles, ne pouvaient entamer. Un noyau dur, sur lequel la vie se cassait les dents. C’était ainsi qu’elle s’en était toujours sortie. La guerre continuait, voilà tout.

Marc n’avait pas cette force — elle le sentait. Il luttait mais il n’y croyait plus. Il résistait pour elle, par devoir, par nécessité, mais sans conviction. Il était condamné. Dans sa propre tête.

Une autre chose était sûre : elle ne l’aimait plus. Trop d’ondes funestes, trop de fantômes autour de cet homme. Pourtant, elle le plaignait encore et ne voulait pas le quitter. On n’échappe pas à la loi des cycles : au lieu de lui en vouloir, elle était encore prête à le soigner, comme elle avait soigné durant des années le salopard qu’elle devait piquer entre les orteils et nourrir à la petite cuillère.

Porte d’Orléans.

Avenue du Général-Leclerc.

Alésia.

L’un des plus importants centres de police de Paris est le commissariat du 14e arrondissement, avenue du Maine. Khadidja avait tout de suite pensé à ce quartier général, situé sur leur chemin de retour. Elle le connaissait pour avoir été embarquée ici plusieurs fois, lorsqu’elle était adolescente, lors des rafles « anti-beurs » du samedi soir.

Elle se gara juste en face, de l’autre côté de l’avenue, devant le restaurant La Marée. Marc semblait hésiter à sortir de la voiture. Elle se tourna vers lui :

— C’est ça ou Reverdi, qu’est-ce que tu choisis ?

Marc regarda sa montre : ils poireautaient depuis près d’une heure. La salle était bondée. Des flics, des plaignants, des malfrats. Tout l’espace bourdonnait des arrestations de la veille : un vendredi soir ordinaire, dans le quartier de Montparnasse.

Des cellules de garde à vue, sortaient avec régularité des suspects menottés, qui traversaient le hall, tête basse, ou au contraire hurlant, jusqu’à disparaître dans des bureaux adjacents. Il y avait aussi les « honnêtes gens » qui réclamaient justice au comptoir de l’accueil, comme ils auraient commandé un demi pression. Et les flics, en uniforme ou en civil, qui tentaient de calmer l’effervescence matinale.

Un lieutenant avait promis de les recevoir au plus vite. Marc ne s’était pas énervé — il n’avait pas joué son rôle de « témoin capital » dans une « affaire exceptionnelle ». Trop abattu pour cela.

D’ailleurs, il n’était ni irrité, ni impatient : simplement ravagé. La réalité qu’il percevait était à la fois assourdie et aiguë, lui renvoyant des résonances étranges, inconnues, comme au fond de l’eau. Les bruits, les odeurs du commissariat lui parvenaient à travers d’épaisses murailles liquides.

Pourtant, lentement, après l’urgence de la nuit, des vérités émergeaient. Il mesurait par exemple à quel point son existence était détruite. Le supplice d’Alain ; le martyre de Vincent : des dettes sans retour, qu’il lui serait impossible d’effacer. La nuit dernière, il avait joué au guerrier héroïque, au samouraï prêt au combat. Mais alors, il n’assumait rien — parce qu’il était certain de mourir.

Ce matin, il était toujours vivant.

Et il allait devoir payer.

Ni dans le sang, ni dans la souffrance, mais par la petite porte. Celle du bureau d’un juge, puis dans la cellule d’une prison. La seule question valable était : pourquoi n’avait-il pas été voir plus tôt la police ? Aurait-il pu éviter la mort d’Alain et de Vincent ?

Il y avait un autre mystère, beaucoup plus menaçant : pourquoi Reverdi ne les avait-il pas achevés la nuit précédente ? Il ne pouvait imaginer qu’ils l’avaient semé. Le prédateur était sur leurs traces. Il les avait surveillés toute la nuit. Pourquoi ? Qu’attendait-il pour les sacrifier ?

Khadidja se leva.

— Où tu vas ?

— Faire pipi. Je peux ?

— Non.

— Tu rigoles ou quoi ?

Elle désigna les hommes en uniforme, les lieutenants qui passaient, procès-verbaux à la main.

— Je crois qu’ici, on peut respirer, non ?

Marc la laissa s’éclipser dans le couloir. Il observa les menottes, les crosses de revolver, les écussons d’argent, et se calma. Il se raidit au contact du mur. Il s’endormait. La fatigue accumulée se libérait comme une onde tiède dans son corps. Il ne devait pas s’assoupir. En aucun cas, il…

Il sursauta.

Il s’était endormi pour de bon. En profondeur. Il regarda sa montre, plus de dix heures. Il lança des regards à droite et à gauche : il y avait de plus en plus de monde dans le commissariat, mais Khadidja n’était pas là. Avait-elle commencé l’entrevue sans lui ? Impossible.

Il bondit sur ses pieds et interrogea des agents en faction. Personne n’avait vu Khadidja. Il demanda la direction des toilettes et s’enfonça dans un couloir moins fréquenté. Au premier angle, le corridor se vida complètement. Des néons blancs. Des tuyauteries crasseuses. Des fenêtres grillagées. Marc avança encore. Ce commissariat possédait des toilettes pour chaque sexe. Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Tout était désert.

Sur le seuil, il appela :

— Khadidja ?

Un bruit de chasse d’eau lui répondit. À gauche, les cabines. À droite, les lavabos, surmontés de miroirs.

— Khadidja ?

Une des portes s’ouvrit : une femme en uniforme en sortit et lui lança un coup d’œil hostile. Elle se dirigea vers les lavabos. Machinalement, il détourna le regard et pivota vers l’entrée des hommes. Il entendit le ruissellement du robinet. Le claquement du distributeur de serviettes. Il battait la semelle dans le couloir, guettant la fliquette.