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Il releva les yeux. Ils brillaient d’un éclat particulier, à la fois satisfait et exalté. À ses pieds, la flamme bleue de la lampe vacillait toujours.

— D’abord, je vous dois des précisions pratiques. Comment pouvons-nous nous trouver ici ? Par quel tour de magie avons-nous pu arriver dans cette cuve circulaire ?

Il fit quelques pas. De profil, il était aussi fin qu’un câble. Marc songea à ces filins noirs qui courent sous les océans, enfouis dans le sable, bourrés de technologie et d’énergie. Il remarqua au passage qu’il était pieds nus. L’apnéiste, prêt à plonger…

— Je passerai sur nos premiers chassés-croisés, à Paris. Remonter votre piste, à tous les deux, était facile. Il n’y avait qu’à regarder les vitrines… Ensuite, il y a eu cette course-poursuite, légèrement ridicule, à travers la campagne. Je vous ai observés vous terrer dans cette grange Vraiment, vous étiez des proies… lamentables.

Marc tenta de parler. À la place, il toussa. Le manque d’oxygène semblait plus net, plus aigu. Son torse était couvert de sueur. Une migraine s’insinuait dans les moindres replis de son cerveau. Il se racla la gorge et parvint à dire :

— Pourquoi ne pas nous avoir tués à ce moment-là ?

— Vous n’étiez pas mûrs pour le sacrifice. La peur devait vous dégraisser un peu. Vous priver de vos certitudes, de vos repères. Quand je vous ai suivis, hier, pataugeant dans le matin gris, je me suis dit que vous commenciez à être à point…

Il lança un coup d’œil à son compteur. Un analyseur numérique d’atmosphère.

— Ensuite, les choses sont devenues plus difficiles. Je savais qu’à bout de forces, vous iriez à la police. Quel commissariat ? Celui de l’avenue du Maine, bien sûr. Un des plus grands. Un des plus connus. Et surtout, le seul qui soit sur votre chemin de retour. Je vous ai regardés pénétrer dans le bâtiment. J’ai laissé passer quelques minutes, puis je suis entré à mon tour.

Je me suis simplement glissé dans le bordel général du commissariat, en prenant un air concentré. Je ressemblais à un lieutenant de police, ou à un médecin, appelé en urgence pour un malaise dans l’une des cellules. Souviens-toi de ce que je t’ai écrit une fois, « Élisabeth » : « moins on se cache, moins on est vu. »

J’ai repéré les lieux. Je vous ai aperçus, sur votre banc. Je me suis posté à distance, en attendant l’occasion. Je n’avais pas encore de plan précis mais mon cartable recelait plusieurs possibilités. Lorsque Khadidja s’est levée et s’est dirigée vers les toilettes, j’ai compris que le moment était venu. Une seule injection et je n’avais plus qu’à jouer au médecin attentif. Je l’ai emmenée, somnolente, par la sortie arrière, jusqu’au parking, où j’avais garé ma voiture, munie d’un caducée. Aucun problème.

Ensuite, je t’ai attendu, Marc, dans les toilettes. Comme tu tardais à apparaître, je suis revenu dans la salle principale. Quand je t’ai découvert endormi, j’ai failli éclater de rire. Je suis retourné dans ma planque. Après t’avoir fait une piqûre, j’ai regagné ma voiture, le moins discrètement possible, en te soutenant par les épaules. Et voilà.

Marc avait de plus en plus de mal à réprimer ses tremblements. Chaque secousse, chaque convulsion lui arrachait une souffrance, tirant sa peau collée au métal. Il devait respirer plus fort, plus serré, pour obtenir sa dose d’oxygène. Il sentait aussi la douleur profonde, et en même temps irréelle, de ses blessures internes. Il imaginait son sang bouillonnant sous sa peau, libéré des veines cisaillées, prêt à s’échapper lorsque la flamme viendrait rouvrir ses plaies. Reverdi continuait :

— Mais la vraie question est : comment pouvons-nous être là ? Et d’abord : où sommes-nous ? Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il s’agit d’un site industriel à hauts risques. Quelque part en banlieue parisienne, près d’un fleuve. Très important, le fleuve. Tu le sais, Marc, et tu l’as peut-être dit à Khadidja : là où il y a de l’eau, je suis invincible.

Pénétrer ici, c’était plus compliqué que dans un commissariat, crois-moi. Mais pas impossible. Il m’a suffi de quelques papiers falsifiés et d’un vocabulaire approprié pour convaincre les gardiens qu’une simulation d’alerte était en marche. Une fois dans la place, les injections ont fusé. Dans quelques heures, ils se réveilleront, avec la langue pâteuse et la migraine. Exactement comme vous, en cet instant même. Mais pour vous, cela n’a plus d’importance.

Reverdi actionna une nouvelle fois sa télécommande. Le chuintement s’amplifia.

— Quinze pour cent. Les nausées ne vont plus tarder…

Un d’appel d’air se creusa dans la poitrine de Marc. Son ventre au contraire s’alourdit, s’enlisa dans une sensation d’écœurement.

Le tueur s’assit en tailleur et disposa devant lui le flacon de miel, le pinceau, la lampe à huile. Il soupira avec lassitude, comme s’il devait maintenant passer aux sujets pénibles :

— J’ai lu ton livre, Marc. Je devrais dire : mon livre.

Il attrapa un cartable, planqué au fond d’un alvéole. Sang noir se matérialisa entre ses mains. Il feuilleta le roman distraitement, faisant passer sa lame sur les pages :

— Au fond, tu t’en es pas mal sorti. Il faut dire que tu possédais des informations de première main. Mais il reste des vérités que je voudrais mettre au clair. Il est trop tard pour effectuer des corrections dans le texte. (Il pointa son couteau.) Nous allons simplement faire ces modifications dans votre tête. Avant de subir le sacrifice, vous devez être absolument purs. Lavés de tout mensonge.

Marc lança un regard à Khadidja : ses yeux blanc et noir étaient injectés de sang. Ses boucles étaient traversées d’éclairs rosâtres.

En se débattant, elle avait tiré sur ses cheveux au point de s’arracher des lambeaux de cuir chevelu.

Reverdi se laissa aller en arrière, les deux mains en appui, sans quitter des yeux ses victimes.

— Tout a commencé avec ma mère, dit-il d’un ton de conteur. Mais pas de la façon dont tu l’as imaginé. (Il rit pour lui-même.) Lorsque j’étais une légende dans le monde de l’apnée, un journaliste a écrit que la mer était en moi. Il voulait dire que j’étais habité, hanté, submergé par la mer. Il avait raison mais il faisait une faute d’orthographe.

Il renversa la tête et fit mine d’observer les ellipses qui les surplombaient :

— Oui, depuis toujours, la mère est en moi.

84

— Toi, Marc, tu connais mon histoire. Du moins, tu crois la connaître : l’orphelin de père, qui grandit auprès de sa maman, dans une succession de HLM. À partir de là, tu as beaucoup romancé. Cette figure du père absent qui obsède l’enfant, le futur tueur, cette espèce de fantôme menaçant qui sépare le fils de sa mère. Je peux te citer, non ?

Il ouvrit le roman à une page cornée et lut à voix haute :

— « Claude ne pouvait entendre la porte sonner sans imaginer que son père revenait. Il ne pouvait s’endormir sans qu’une ombre pleine et noire se penche sur son lit. Il ne pouvait écouter les autres écoliers évoquer leurs parents sans être secoué d’un frisson. Un manque, un appel, une blessure âpre s’ouvrait alors en lui, dont il tenait secrètement sa mère pour responsable. Ne l’avait-elle pas laissé partir ? »