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Il reposa le livre :

— Pas mal, Marc, pas mal… Mais ma situation était plus simple. Et beaucoup plus banale. Notre vie était sans histoire. Plutôt équilibrée, même. De ce point de vue, en tout cas. On ne parlait jamais de mon père. Nous étions deux, voilà tout. Et contrairement au personnage de ton livre, ma mère n’était pas une fanatique religieuse, une cinglée de la charité, dure envers elle-même et les autres…

Il se redressa, toujours assis en tailleur :

— Non, pour résumer, je dirais que ma mère n’avait qu’un problème : elle aimait trop le sexe.

Il dressa son couteau en levier, manche appuyé sur son ventre, fixant Khadidja, qui baissa les yeux :

— Il lui fallait ça entre les jambes, tu comprends ? Une queue bien dure, qui lui retroussait les chairs. La ramonait jusqu’à la gorge.

Il ferma les yeux, soupesant cette idée :

— Oui, ma mère, la très chère et sainte assistante sociale, était une nymphomane. Complètement accro au cul. Et son métier, cette soi-disant vocation, n’était qu’une manière de rabattre des chômeurs, des mecs oisifs, tout un tas d’étalons faciles…

Marc n’était plus sûr de ses perceptions, mais il lui semblait qu’un autre bruit se mêlait au souffle du CO2. Un bruit plus aigu… Aucun doute, Reverdi grinçait des dents. Alors qu’il évoquait sa mère, sa haine emprisonnait ses mâchoires.

— L’appel du pénis, poursuivait-il, voilà ce qui l’animait chaque jour, quand elle arpentait les cités…

Il se tourna encore vers Khadidja, qui lui renvoyait un regard effaré. Les agrafes s’enfonçaient toujours, lui barbouillant les lèvres d’un rouge horrifique.

— Tu aimes ça, toi aussi ? (Il revint à Marc.) Elle se fend en deux quand tu l’éperonnes ? Vous pensiez à moi quand vous vous montiez dessus, tous les deux ? Vous pensiez au petit Jacques, qui n’a jamais compris sa « maman » ?

Il baissa soudain la voix :

— Il ne fallait pas se fier à sa beauté mélancolique et à ses petits cols ronds. Son trou, c’était une bonde d’évier. Un tout-à-l’égout. Qui s’ouvrait à tous, jusqu’aux viscères…

Il se leva, comme pour se ressaisir. Il se mit à marcher — l’oxygène fuyait toujours, sans que cela paraisse l’atteindre. Il eut un haussement d’épaules :

— Mais pourquoi pas, après tout ? Ces affaires-là ne regardent pas les petits garçons. D’ailleurs, lorsque ces hommes venaient la voir, je dormais déjà, la plupart du temps. Mais c’était une perverse. Il lui fallait, d’une façon ou d’une autre, m’intégrer à ses plaisirs. Quand je lui ai demandé qui venait la voir, la nuit, elle m’a soufflé sur un ton de confidence : « Ton papa. » Puis elle a éclaté de rire. Je devais avoir six ou sept ans. Cette apparition brutale de mon père, alors que personne ne m’en avait jamais parlé, m’a bouleversé. Tout de suite, je n’ai plus eu qu’une idée : le voir.

Chaque soir, je restais aux aguets, dans ma chambre, tentant d’attraper des détails, d’entendre sa voix, de sentir son odeur. Mais je n’osais pas ouvrir la porte. Tout ce que je percevais, c’étaient des bruits étouffés, des gémissements. J’en ai tiré mes propres conclusions. Mon père venait la nuit faire du mal à maman. J’imaginais une sorte de démon aux membres durs, crochus qui la blessaient, l’écorchaient, lui retournaient la peau. Je me suis mis à le détester, de toutes mes forces.

Mais en même temps, ma fascination ne baissait pas. Je ne pensais qu’à lui. Je me torturais l’esprit à l’imaginer. La nuit, j’écrasais mon visage dans la rainure de la porte, pour l’apercevoir. Le matin, je traquais les indices, dans le salon, dans la chambre de ma mère, parmi les odeurs viciées de sexe. Je cherchais sous le lit, dans les plis des draps, sous le tapis. Je trouvais des objets qui lui appartenaient. Un briquet. Des cigarettes. Un journal de PMU… Je conservais tout cela dans un coffre. Mon coffre aux trésors.

Un jour, rassemblant mon courage, j’ai demandé à maman pourquoi papa lui faisait du mal. Était-il méchant ? D’abord, elle n’a pas compris, puis elle a encore éclaté de rire, de sa voix grave. Elle s’est rengorgée. Je revois son visage étroit, barré par cette bouche trop épaisse. Dans un sourire, elle m’a dit que oui, il était très méchant. C’était pourquoi je ne devais jamais le voir… À partir de ce moment-là, elle m’a tenu éveillé, en l’attendant, puis, quand il sonnait, elle me murmurait, sur un ton de panique feinte : « Cache-toi vite, papa arrive ! » Je filais dans ma chambre, terrifié. Je me recroquevillais derrière la porte, à guetter le moindre bruit, le moindre signe, à imaginer les pires tortures. Et à redouter qu’il me surprenne…

Mais je n’en pouvais plus : il fallait que je le voie. J’ai troué ma porte. Par une fente hérissée d’échardes, je l’ai enfin aperçu. Un grand gaillard, très brun, très poilu. Il m’a tout de suite plu. On aurait dit un ours.

Mais cette nuit-là, pour la première fois, j’ai vu ce que je ne devais pas voir. Des membres enlacés, des remous de chairs, des couleurs violacées. Maman avec quelque chose dans la bouche. Des fesses brunâtres. Un « zizi » de fille qui ressemblait à une blessure irritée. Et toujours ces cris d’animaux, ces râles, ces suffocations… Sans pouvoir le caractériser, ce que je contemplais était un viol — le viol de l’espèce humaine, de tout ce que je croyais savoir sur les « grands ».

J’étais malade. Je ne voulais plus endurer ça. Pourtant, chaque soir, j’étais posté derrière ma porte. Je voulais revoir mon papa. C’est alors que j’ai commencé à perdre tout repère. Parce que à chaque fois, il était différent ! Parfois, il était petit, malingre, tout blanc. Une autre fois, il était gras, chauve, cuivré. Un autre soir, c’était un Noir, colossal, aux gestes lents et lustrés. Je devenais fou. Je me disais : Si mon papa a plusieurs têtes, alors moi aussi, je suis « plusieurs ». Je devenais mouvant, liquide, instable. Le matin, quand je me lavais les dents, j’avais l’impression que mon visage s’effritait sous la brosse. Je perdais toute identité. Je me disloquais…

Reverdi marchait toujours, allant et venant dans la salle d’acier. Il parlait tête baissée. Comme ployant sous ses souvenirs. Sa longue silhouette noire, traversée d’éclairs bleutés, donnait une forme animale à sa douleur. Une coulée sombre, puissante, familière des abysses.

— Un jour, reprit-il, ma mère m’a surpris derrière la porte. J’entends encore son gloussement. Ce flagrant délit lui a donné une nouvelle idée. Si cela m’intéressait tant que ça, eh bien, je resterais avec eux. Dans la chambre. Caché dans l’armoire. Une espèce de malle verticale, en rotin, comme on en faisait à l’époque, située en face du lit.

À partir de cette date, ce fut le même rituel. Chaque soir, la porte sonnait et, avant de me pousser à l’intérieur de l’armoire, parmi les robes suspendues, elle me chuchotait : « Cache-toi vite, papa arrive… » Cette phrase, combien de fois je l’ai entendue ? Elle est restée imprimée en moi, au fond de mon cerveau reptilien, là où siègent les instincts primitifs. La faim. La haine. Le désir…

La voix de Reverdi s’éteignit. Il demeura immobile, absent, aspiré par sa propre mémoire.

Marc sentait s’amplifier l’irritation dans sa gorge. Le mal de tête montait en puissance, avec l’intensité d’un étau industriel.

D’une manière absurde, il songea à la psychiatre de Malaisie. La femme voilée avait vu juste. La schizophrénie de Reverdi ; sa perte d’identité ; les multiples visages de son père. Mais ce qu’elle imaginait comme des fantasmes était une réalité.

L’apnéiste reprit un ton de conversation légère :

— Pourquoi ma mère faisait-elle cela ? On pourrait répondre : parce qu’elle était démente. Mais ce serait une explication trop simpliste. Il y avait autre chose. Quelque chose que nous partageons tous. Avec l’âge adulte, je me suis senti moi aussi attiré par ces extrêmes, ces contraires qui brisent des barrières et libèrent le plaisir. Ces déviations qui accroissent, on ne sait par quel sortilège, la jouissance. Je sais aujourd’hui que ma présence dans l’armoire apportait une dissonance à son intimité, une fêlure qui renforçait sa satisfaction. Ma proximité aggravait sa nudité, son exposition, sa vulnérabilité : tout ce qui fondait son délice de femme crucifiée par l’homme.