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Sa voix s’étrangla. Reverdi se saisit la tête à deux mains, comme s’il subissait une névralgie foudroyante. Durant plusieurs secondes, ses dents crissèrent encore. Puis il se redressa, le visage détendu :

— Pour moi, ces moments passés dans l’armoire ont été — comment dire ? très formateurs. Mille fois, j’ai voulu sortir pour sauver ma mère — parce que je croyais encore qu’elle avait mal — mais la crainte me paralysait. J’avais peur de lui. Et surtout d’elle. Je connaissais ses crises — son sadisme latent, qui s’exerçait discrètement sur moi : la nourriture trop salée, les bains glacés, les réveils en sursaut… Ma mère a toujours prétendu qu’elle m’aimait, mais elle n’était que mensonges. L’incarnation du mensonge. Comme toutes les femmes.

Reverdi se planta face à Marc et le fixa droit dans les yeux :

— Je sais que tu aimes les détails. Je pourrais te parler des heures de cette armoire tressée, qui est devenue ma seconde peau. Ma boîte de Pandore. Je pourrais t’expliquer comment je frissonnais dans le noir, assailli de crampes, comment je tentais, malgré moi, de regarder à travers les mailles. Comment, lorsque je voyais le nouveau visage de mon père, ses traits s’infiltraient sous ma peau, jusqu’à distendre mes os. Parfois, l’homme se redressait dans le lit et demandait : « T’as pas entendu un bruit ? » Il se levait, s’approchait à frôler l’armoire. Je m’enfonçais au fond de ma cachette, je ne respirais plus. Il s’approchait si près que je sentais son haleine lourde, chargée de bière ou de cannabis. Derrière lui, j’entendais ma mère qui ricanait : « Laisse tomber, ça doit être une souris. » Puis elle répétait plus fort, à mon intention : « Une sale petite souris vicieuse ! » Et elle éclatait de rire alors que la brute retournait la rejoindre.

Reverdi imitait chaque voix — l’homme, la femme, le souffle court de l’enfant. Le spectacle de cet athlète, à la pureté olympique, devenant tour à tour chaque personnage, était un sommet d’effroi. Encore une fois, le Dr Norman avait raison : Jacques Reverdi n’était pas constitué d’une seule personnalité. Plusieurs êtres distincts cohabitaient en lui, s’articulaient sans jamais former un ensemble cohérent.

Marc se cambra. La migraine devenait insoutenable. Des taches noires dansaient dans la pièce circulaire. Il n’était pas sûr de vivre jusqu’au bout de l’histoire.

L’apnéiste reprit, comme s’il avait voulu enchaîner sur les pensées de Marc :

— Mais surtout, je souffrais du manque d’oxygène. L’air manquait dans ma cachette. Je respirais mal. Je paniquais. Je ne cessais plus de mourir. Alors, je ne sais comment, j’ai trouvé la parade…

D’un coup, ses traits s’assouplirent en un large sourire, rayonnant, orgueilleux :

— L’arme de la lutte, qui allait me rendre invincible. L’apnée. Toutes mes biographies racontent que j’ai découvert cette discipline à Marseille, après la mort de ma mère. Moi-même j’ai propagé cette légende. Mais c’est faux. J’ai découvert l’apnée en banlieue parisienne. Au fond d’une armoire.

Je ne sais comment, un jour, au lieu de chercher désespérément l’oxygène à travers le treillis de rotin, j’ai retenu ma respiration. Là, s’est produit un miracle. Soudain, je me suis senti investi d’une force extraordinaire. Les soupirs de ma mère s’éloignèrent, la menace de mon père, ses visages multiples, tout recula… L’apnée dressait entre moi et le monde extérieur un mur, une paroi absolument étanche. Tout se brisait contre ma carapace. J’étais devenu impénétrable.

J’ai commencé à m’entraîner, toutes les nuits, dans ma cachette. Je n’écoutais plus leurs cris, leurs gémissements, leurs insultes. Je me concentrais pour améliorer mon temps. Détail symbolique : je me chronométrais avec la montre oubliée par l’un de mes « pères ». Chaque soir, je m’améliorais. Chaque soir, je devenais plus fort. Je n’avais plus peur de l’armoire : j’étais moi-même un coffre, hermétique, inviolable, qui protégeait mon identité contre les autres.

Grâce à cette discipline, j’ai réussi à grandir. J’ai repoussé mes cauchemars, mais aussi mes pulsions, de plus en plus sombres. Ma puberté n’a pas été l’éveil de l’amour, mais celui de la mort. Bien sûr, mes envies de meurtre se focalisaient sur ma mère. Des voix me parlaient, me soufflaient de la tuer. Mais, lorsque la crise culminait, lorsque j’étais au bord de passer à l’acte, l’apnée me sauvait toujours.

En même temps, la situation à la maison évoluait. Ma mère se désintéressait de moi. J’étais devenu trop grand pour participer à ses petits jeux vicieux. Ma barbe poussait. Ma voix changeait. À douze ans, je mesurais plus d’un mètre soixante-quinze. Je n’étais plus drôle du tout. Au contraire, le rapport de force s’inversait. Plus question de m’asservir, de me torturer. D’ailleurs, elle-même s’était transformée. Sa beauté s’était flétrie. Elle se maquillait outrageusement. Elle buvait. Et quand elle sonnait aux portes des désœuvrés, avec sa gueule plâtrée, son charme n’opérait plus. Elle revenait à la maison bredouille, désespérée, ivre morte.

À treize ans, j’ai commencé à m’occuper d’elle. À la soigner, la nourrir, la coucher. Je la maintenais en vie, comme un éleveur engraisse une oie, en vue d’un festin de haine. J’attendais qu’elle soit à point. Pour la sacrifier. Mais elle a eu de la chance. Loin de l’armoire, loin des tortures, loin des séances de sexe, ma colère est retombée peu à peu. J’ai même fini par prendre en pitié cette épave, ce déchet humain qui traînait à la maison. Surtout quand j’ai cerné la maladie qui la travaillait toujours, le cancer incurable qui la rongeait. Le sexe. Ma mère, insatiable, était, toujours et encore, en manque de cul.

J’avais quatorze ans. J’assistais plus ou moins régulièrement aux cours du lycée. Suffisamment pour que mes professeurs remarquent mes aptitudes intellectuelles. Ils connaissaient ma situation familiale. Ils ont parlé de nous séparer, ma mère et moi. Ils ont parlé de pensionnat, pour moi, et d’établissement spécialisé, pour elle. C’était peut-être la solution. J’aurais pu, en quittant le foyer, surmonter mes cauchemars, mes pulsions, devenir un être normal. Peut-être. Mais comme d’habitude, elle a tout gâché.

Elle a commencé à devenir avec moi étrangement douce, câline. D’instinct, j’ai senti un danger. Je ne me trompais pas : cette cinglée comptait maintenant sur moi pour la combler. Physiquement. Quand elle a risqué sa première attaque, quand elle a posé la main sur mon sexe, elle a signé son arrêt de mort. Ma haine a déferlé de nouveau. En un éclair, j’ai su ce que j’allais faire. Alors que je lui saisissais la main et l’écartais comme une vieille patte de poulet, je programmais son exécution.

Jacques Reverdi se mit à sourire.

Marc l’observait avec fascination : malgré sa certitude de mourir, malgré sa respiration qui n’était plus qu’une souffrance, il éprouvait de la compassion pour son adversaire. À travers ce géant en combinaison noire, ce prédateur dément, il ne voyait qu’un petit garçon traumatisé, terrifié au fond d’une armoire en rotin.