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— Je me suis mis au travail. Je suis revenu au projet que j’avais imaginé pour elle, deux années auparavant. Cela m’a demandé plusieurs semaines : matériel, préparatifs, tests. Un soir, après une belle cuite, ma mère s’est réveillée sur son lit. Elle s’est aperçue qu’elle ne pouvait pas bouger — ligotée aux montants. Elle a relevé la tête et m’a vu, assis par terre. Je la contemplais, en paix avec moi-même. Elle a commencé à rire, puis à hurler, puis les deux à la fois, en vomissant sur sa robe défraîchie. Au début, sa migraine ne l’a pas étonnée — elle était habituée aux gueules de bois. Mais quand elle a commencé à tousser, à happer l’air par petites bouffées, elle a compris que quelque chose n’allait pas. Son fils ne lui faisait pas une simple farce.

Durant deux semaines, j’avais soigneusement calfeutré le moindre orifice de sa chambre. Grilles de ventilation, rais de porte, rainures de fenêtre. J’avais comblé tous ces orifices avec des fils de rotin. En souvenir de l’armoire. Je voulais que ma mère goûte aux sensations qu’elle m’avait imposées jadis. L’étouffement. La terreur. L’obscurité. Pendant qu’elle sanglotait sur son lit, je ne bougeais pas : je laissais la nuit emplir la chambre. Emplir sa bouche, son cerveau.

Le supplice n’en était qu’à son début. D’après mes calculs, l’asphyxie ne devait apparaître qu’au bout de quarante-huit heures. Mais sa poitrine creuse a devancé l’appel : le lendemain soir, vers onze heures, elle commençait à suffoquer. Je ne bougeais pas, ombre dans l’ombre. Peut-être ne l’a-t-elle pas remarqué, mais j’utilisais maintenant une bouteille de plongée pour respirer, tandis qu’elle crevait à petits souffles.

Plusieurs heures sont passées. Je l’ai vue tressauter, appeler, ouvrir toute grande sa bouche et s’empoisonner avec le gaz carbonique qui saturait la pièce. Plus elle s’agitait, plus elle accélérait le processus de mort. J’ai tenté de la prévenir mais elle ne m’écoutait pas. Elle pleurait, vomissait, me suppliait avec son regard de vieille chienne lubrique. Elle a eu encore quelques sursauts puis elle s’est affaissée comme une poupée disloquée.

J’étais dans un état de jubilation indescriptible. Des particules dorées dansaient devant mes yeux. Mon cœur battait avec une lenteur de ressac nocturne. J’ai arraché mon détendeur et je me suis mis en apnée. Je voulais la voir cracher son dernier souffle. Sucer ces ultimes parcelles d’oxygène qu’elle m’avait volées durant mon enfance. Ses yeux se sont tournés vers moi — et je me suis demandé pourquoi j’avais attendu si longtemps pour exécuter ma sentence.

Mon plan comportait un deuxième acte. Je devais maquiller son exécution en suicide. J’avais prévu de lui ouvrir les veines, là où les liens l’avaient blessée, avant qu’elle ne meure tout à fait. Toujours en apnée, j’ai ôté ses cordes et j’ai pris le couteau que j’avais préparé, le plus tranchant, celui qu’elle utilisait pour l’ail et les oignons. Avec application, j’ai cisaillé ses poignets, visant le réseau veineux.

Alors, est survenu le prodige.

Dans cette pièce qui ne contenait plus d’oxygène, le sang qui s’est écoulé était noir.

Absolument noir.

J’ai d’abord reculé, effrayé, puis je suis tombé en extase. J’ai admiré ce corps qui sécrétait un tel nectar. Jamais je n’avais contemplé un aussi beau spectacle. Un tableau aussi pur, aussi vrai. C’était une simple cyanose, liée à l’anoxie, mais à mes yeux, c’était le mal qui s’évacuait du corps de ma mère. Le mal était ce goudron sombre. La vérité de cette femme — le vice et le mensonge — était ce sang noir.

Je me suis mis debout, les larmes aux yeux, et je me suis aperçu que j’avais joui dans mon froc. Joui pour la première fois. Dans la pureté de l’apnée. Pour moi, désormais, il n’y aurait plus d’autre voie. À cet instant, je le sais, une marque est apparue sur ma nuque. Une ligne de cheveux est tombée et n’a plus jamais repoussé, à l’arrière de mon crâne. Ce tracé était la marque de mon nouveau destin.

L’esprit de Marc tournait au ralenti. Son cerveau n’était plus suffisamment oxygéné. Reverdi s’approcha de lui. Sa voix était toujours aussi nette :

— Tu n’es pas allé assez loin dans ton livre. Tu n’as pas voulu — ou tu n’as pas pu — me rejoindre jusqu’à un certain point. Là où les motivations sont cristallines. Pourtant, il me semblait en avoir beaucoup dit à Élisabeth…

Marc lança un regard à Khadidja. Elle aspirait l’air comme un poisson hors de l’eau, dans un sifflement atroce. Il enrageait de son impuissance. Lui-même était proche de la syncope. Entre deux quintes, il murmura, presque aphone :

— Com… combien en as-tu tuées ?

— Chaque année, sourit Reverdi, des milliers de personnes disparaissent en Asie du Sud-Est. J’ai prélevé mon tribut sur ce chiffre. Pour moi, le Sang Noir n’est pas un phénomène physique, ni un accident. Encore moins un livre bâclé. C’est une quête perpétuelle, Marc. C’est dans ces eaux profondes que je plonge mon être. Ma réelle apnée, ma barre des cent mètres, n’a jamais été que ce plongeon-là…

La pièce circulaire ne devait plus contenir que quelques parcelles d’air respirable. La flamme bleutée de la lampe à huile résistait toujours. Le tueur jeta un regard à son compteur :

— Dix pour cent. Le temps presse. (Il se tourna vers Khadidja.) Tu pratiques l’islam, ma belle ?

Elle ne réagit pas. Évanouie. Peut-être déjà morte. Il continua, comme si elle pouvait l’entendre :

— Non ? Tu ne connais pas ce passage du Coran ?

« Il est écrit que le Prophète, avant sa Mission, tomba profondément endormi sur le sol. Et deux hommes blancs descendirent à droite et à gauche de son corps et se tinrent là. Et l’homme blanc à gauche lui fendit la poitrine avec un couteau d’or, et en tira le cœur, d’où il exprima le sang noir. Et l’homme blanc à droite lui fendit le ventre avec un couteau d’or, et en tira les viscères qu’il purifia. Et ils remirent les entrailles en place, et dès lors le Prophète fut pur pour annoncer la foi… »

Reverdi attrapa le détendeur relié à la bouteille d’air comprimé. Pour la première fois, il parla avec colère :

— Remercie-moi, Marc. Pour toi et pour elle. Après tous vos mensonges, vos profanations, je vais vous purifier, vous laver, comme les hommes blancs du Coran…

Marc n’avait plus la force de relever la tête — des éclipses, des taches sombres oblitéraient sa conscience. Son cerveau ne produisait plus qu’une seule idée : gagner du temps. Quelques secondes. Et tenter une action, n’importe quoi, pour sauver Khadidja.

Le tueur allait mordre son respirateur quand Marc haleta :

— Attends.

85

Sa voix n’était plus qu’un frottement :

— Les bambous, pourquoi ? Pourquoi les feuilles te donnent-elles le signal de tuer ?

Reverdi s’immobilisa et sourit.

— C’est à cause des robes.

— Des robes ?

Il frôla son visage avec ses doigts, à la verticale :

— Les robes Laura Ashley de ma mère… Quand j’étais dans l’armoire, quand je crevais de terreur, quand j’étouffais, elles pendaient sur leurs cintres et me caressaient le visage. Ces frôlements se sont associés pour toujours à ma souffrance. À chaque fois que les feuilles de bambou caressent mon visage, je suis à nouveau dans l’armoire. Je sens les robes sur ma peau. J’entends ma mère et ses soupirs de jouissance. Et j’ai de nouveau soif de sang noir.

Reverdi mordit le détendeur. Puis, calmement, s’assit sur ses talons, à l’asiatique, plongeant son regard dans les yeux de Marc.

C’était la fin.

Khadidja était sans doute déjà morte. Et lui n’en avait plus que pour quelques secondes. Il entendait la respiration artificielle de Reverdi, alors qu’il suffoquait, sachant qu’il était en train de s’empoisonner à coups de gaz carbonique.

Reverdi guettait chacune de ses inspirations. Il n’avait plus besoin d’analyseur d’air. Il lui suffisait de regarder le visage de Marc. Quand ses traits seraient figés, alors l’apnéiste ôterait son masque, retiendrait son souffle et approcherait la petite flamme des chairs suturées afin de faire jaillir le sang noir.

Le sang.

Au bord du néant, Marc eut une idée.

Il n’y avait plus rien à faire, sauf gâcher le rituel de Reverdi.

Saborder son sacrifice.

Dans un effort désespéré, il gonfla ses poumons, banda ses muscles. Ce seul effort faillit le faire partir pour de bon. La seconde suivante, il relâcha tout, provoquant une dislocation de tout son torse. Il n’obtint aucun résultat, excepté un trou noir, au fond de sa conscience, provoqué par l’afflux du gaz carbonique.

Il recommença aussitôt, bombant la poitrine, faisant saillir tous ses muscles. Il étouffait, il mourait — mais avant cela, et avant que la chambre ne soit totalement pure, il saignerait. Il prendrait de vitesse le phénomène de cyanose.

Son manège paya : la tension extrême de sa peau ouvrit les plaies collées au miel. Une nouvelle fois, il détendit ses pectoraux, amollissant les bords des blessures, laissant perler l’hémoglobine.

Reverdi arracha le détendeur, en lançant un coup d’œil à son analyseur d’air. Sa voix était déformée par le défaut d’oxygène :

— Non ! Pas encore !

Marc continuait sa gymnastique : tension, repos, tension, repos… Ses chairs s’écartaient, le sang tiède s’écoulait sur sa peau. Il parvint à baisser les paupières. Son sang était foncé, mais encore rouge. La cérémonie était profanée.

— Pas encore !

Reverdi se rua sur lui, couteau en avant. Marc sourit. Que pouvait-il lui faire ? Le tuer ? La chaise bascula. Les deux hommes s’écrasèrent sur le sol. Le visage de l’assassin fut éclaboussé de sang. En tombant, il venait de presser les blessures de Marc. L’hémoglobine jaillissait en jets croisés, expulsée par la masse de Reverdi, qui s’agitait, chevrotant :

— Pas encore… pas encore…

Il tentait de boucher les blessures avec ses mains. Mais le liquide s’échappait, obstinément, à travers ses doigts serrés.

Marc ferma les yeux. Des ondes chaudes glissaient sur ses clavicules, ses côtes, ses cuisses. Son corps s’abandonnait avec langueur, dans une odeur mêlée de miel et de métal. Un lit tiède se répandait sous lui et lui offrait une sépulture visqueuse. Il avait l’impression de s’enfoncer — à la fois dans le sol et en lui-même.

En même temps, il éprouvait une sensation d’envol, de libération, presque insouciante.

Il rouvrit les yeux. Reverdi, toujours arc-bouté sur son torse, hurlait. Mais Marc n’entendait plus sa voix. Il ne sentait plus son poids. Il lui semblait que le tueur lui disait adieu alors que les gigantesques alvéoles de la chambre dansaient en le regardant partir.

Dans une dernière convulsion, il perçut un bruit sourd dans la sphère.

Il tourna la tête.

Et fut ébloui par des silhouettes blanches.

Des hommes pénétraient dans la salle. Vêtus de combinaisons, de gants et de masques respiratoires, d’une blancheur éclatante. Des espèces de chasseurs alpins, qui portaient des fusils-mitrailleurs.

Marc savait qu’il était trop tard.

Il avait basculé dans la mort.

Mais il vit Jacques Reverdi qui s’accrochait à lui, alors que les hommes masqués le saisissaient par les bras. Il sentit ses doigts s’agripper à sa chair gluante. Il vit ses lèvres s’ouvrir, articuler des prières muettes. Il songea aux cris déchirants d’un père à qui on arrache son fils.

Ce fut la dernière image qu’il emporta.