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Reverdi mordit le détendeur. Puis, calmement, s’assit sur ses talons, à l’asiatique, plongeant son regard dans les yeux de Marc.

C’était la fin.

Khadidja était sans doute déjà morte. Et lui n’en avait plus que pour quelques secondes. Il entendait la respiration artificielle de Reverdi, alors qu’il suffoquait, sachant qu’il était en train de s’empoisonner à coups de gaz carbonique.

Reverdi guettait chacune de ses inspirations. Il n’avait plus besoin d’analyseur d’air. Il lui suffisait de regarder le visage de Marc. Quand ses traits seraient figés, alors l’apnéiste ôterait son masque, retiendrait son souffle et approcherait la petite flamme des chairs suturées afin de faire jaillir le sang noir.

Le sang.

Au bord du néant, Marc eut une idée.

Il n’y avait plus rien à faire, sauf gâcher le rituel de Reverdi.

Saborder son sacrifice.

Dans un effort désespéré, il gonfla ses poumons, banda ses muscles. Ce seul effort faillit le faire partir pour de bon. La seconde suivante, il relâcha tout, provoquant une dislocation de tout son torse. Il n’obtint aucun résultat, excepté un trou noir, au fond de sa conscience, provoqué par l’afflux du gaz carbonique.

Il recommença aussitôt, bombant la poitrine, faisant saillir tous ses muscles. Il étouffait, il mourait — mais avant cela, et avant que la chambre ne soit totalement pure, il saignerait. Il prendrait de vitesse le phénomène de cyanose.

Son manège paya : la tension extrême de sa peau ouvrit les plaies collées au miel. Une nouvelle fois, il détendit ses pectoraux, amollissant les bords des blessures, laissant perler l’hémoglobine.

Reverdi arracha le détendeur, en lançant un coup d’œil à son analyseur d’air. Sa voix était déformée par le défaut d’oxygène :

— Non ! Pas encore !

Marc continuait sa gymnastique : tension, repos, tension, repos… Ses chairs s’écartaient, le sang tiède s’écoulait sur sa peau. Il parvint à baisser les paupières. Son sang était foncé, mais encore rouge. La cérémonie était profanée.

— Pas encore !

Reverdi se rua sur lui, couteau en avant. Marc sourit. Que pouvait-il lui faire ? Le tuer ? La chaise bascula. Les deux hommes s’écrasèrent sur le sol. Le visage de l’assassin fut éclaboussé de sang. En tombant, il venait de presser les blessures de Marc. L’hémoglobine jaillissait en jets croisés, expulsée par la masse de Reverdi, qui s’agitait, chevrotant :

— Pas encore… pas encore…

Il tentait de boucher les blessures avec ses mains. Mais le liquide s’échappait, obstinément, à travers ses doigts serrés.

Marc ferma les yeux. Des ondes chaudes glissaient sur ses clavicules, ses côtes, ses cuisses. Son corps s’abandonnait avec langueur, dans une odeur mêlée de miel et de métal. Un lit tiède se répandait sous lui et lui offrait une sépulture visqueuse. Il avait l’impression de s’enfoncer — à la fois dans le sol et en lui-même.

En même temps, il éprouvait une sensation d’envol, de libération, presque insouciante.

Il rouvrit les yeux. Reverdi, toujours arc-bouté sur son torse, hurlait. Mais Marc n’entendait plus sa voix. Il ne sentait plus son poids. Il lui semblait que le tueur lui disait adieu alors que les gigantesques alvéoles de la chambre dansaient en le regardant partir.

Dans une dernière convulsion, il perçut un bruit sourd dans la sphère.

Il tourna la tête.

Et fut ébloui par des silhouettes blanches.

Des hommes pénétraient dans la salle. Vêtus de combinaisons, de gants et de masques respiratoires, d’une blancheur éclatante. Des espèces de chasseurs alpins, qui portaient des fusils-mitrailleurs.

Marc savait qu’il était trop tard.

Il avait basculé dans la mort.

Mais il vit Jacques Reverdi qui s’accrochait à lui, alors que les hommes masqués le saisissaient par les bras. Il sentit ses doigts s’agripper à sa chair gluante. Il vit ses lèvres s’ouvrir, articuler des prières muettes. Il songea aux cris déchirants d’un père à qui on arrache son fils.

Ce fut la dernière image qu’il emporta.

86

Une chambre blanche.

Mais c’est à la fois une chambre et son crâne.

Une lumière blanche.

Mais c’est à la fois une lumière et la chair de ses paupières.

Des flashes. Des comètes. Des sillons de phosphore traversant sa conscience. Des explosions aveuglantes déchirant ses ténèbres. Elle hurle. À chaque cri, un autre cri s’élève. Le double du premier. Un cri dans le cri. Celui de sa peau, qui tire. Celui de ses lèvres, qui brûlent. Celui de sa gorge, qui éclate.

Le rêve recommence. Des pinces d’acier ouvrent son crâne. Des mains gantées plongent à l’intérieur et mettent à nu son cerveau. Ses paupières cillent. Inexplicablement, ce mouvement provoque une vue aérienne de l’opération. Elle voit les mains transporter son cerveau. Il lui paraît brun, violacé, enduit de sueur.

Les médecins posent l’organe dans un récipient d’acier. Elle songe à un œuf de chair noire, palpitant. Alors, elle comprend. Un danger guette. Khadidja veut crier, prévenir les chirurgiens : cette entité est une pieuvre ! Son cerveau est une créature qui va leur sauter au visage. Elle veut crier, mais elle se rend compte que c’est impossible : les griffes sont toujours là, entravant ses lèvres.

— Khadidja ?

Un visage, penché sur elle.

Un petit homme gris, qui flotte entre deux eaux.

Il est chauve : elle l’a déjà vu quelque part. Elle s’en est inspirée pour son rêve. Maintenant, elle voit son front de près : grisâtre et grêlé. Une pierre ponce. Elle murmure :

— Marc ?

La douleur, aussitôt, dévore ses lèvres. L’homme sourit. Elle a prononcé « Ork », ou « Orgh ». Un bruit rauque.

— C’est à cause des sutures. Ne parlez pas.

Elle ferme les yeux. Un souvenir revient. Les morceaux de fer dans sa chair. Le lierre d’acier enserrant ses lèvres. Reverdi et les alvéoles géantes…

Elle rouvre les paupières, risque une nouvelle tentative :

— Môrk ?

Il est en réanimation. Les urgentistes ont fait des miracles. Elle ferme les yeux. « Môrk… » Elle a soif d’obscurité. Soif de paix. Mais sa bouche brûle encore. Du barbelé autour de chaque syllabe.

Soudain, elle comprend qu’elle est défigurée. Elle s’évanouit.

Des jours, des nuits passent.

Les cauchemars, les délires se succèdent. Les voleurs de cerveau. « C’est une pieuvre ! » Reverdi en combinaison de plongée, un couteau entre les doigts. La fièvre fond sur elle comme une nappe brûlante, qui l’enduit et la consume. Elle brûle, elle ruisselle, elle s’épanche en vapeurs sous les draps.

Et la douleur.

La douleur la frappe à travers tout le corps, à la manière d’une créature vivante, se réveillant en des points chaque fois différents, selon les heures du jour et de la nuit. Une créature irascible, indomptable, prisonnière de sa chair, qui veut sortir par ses blessures à peine fermées.

Pour exploser dans sa gorge.

Morsure atroce, mâchoire invisible qui lui arrache les lèvres.

Nouvelle « crise » de conscience.

Mieux contrôlée.

Sa chambre d’hôpital est blanche, quasiment vide. Blanc usé, pour les murs, blanc argent pour les armatures du lit, blanc rayé, pour la fenêtre aux stores vénitiens.

L’homme en pierre ponce se tient devant elle. Son sourire est plus proche, moins ironique. Sa présence distille la même sensation qu’une odeur de médicaments. Du réconfort mêlé de tristesse, d’inquiétude.