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Elle rit encore, avec une nuance d’effroi affecté. Confusément, Marc voyait ce qu’elle voulait dire. Le meurtre, comme paroxysme de la possession. La petite chatte conclut :

— Homme à femmes. Si vous voulez interview, envoyez copine à vous.

— On peut le contacter à Ipoh ?

— Il n’est plus à Ipoh.

— Quoi ?

— Reverdi quitté l’hôpital.

Marc en oublia d’être courtois :

— Bon Dieu ! Où est-il ?

— Prison nationale de Kanara, près de Kuala Lumpur. Parti hier après-midi, jeudi 13 février. Psychiatres ont dit : guéri. En tout cas, lucide. Responsable de ses actes.

Marc ignorait s’il s’agissait d’une bonne ou d’une mauvaise nouvelle. Il n’avait pas l’ombre d’un contact. Et toujours pas de nom d’avocat.

— Qui a décidé du transfert ?

— Lui. Il a demandé à retourner dans prison… normale.

— Il a demandé… ?

— S’il y a une chose qu’il ne veut pas, c’est bien qu’on le croie fou !

8

Sous le couvercle en plastique, la nourriture était compartimentée.

Dans la plus grande case, des franges brunes flottaient sur une sauce graisseuse — sans doute du mouton. À côté, une poignée de riz collé. Dans les deux autres fenêtres, une portion de fromage sous plastique et une petite banane noire.

Assis par terre, torse nu, Jacques Reverdi fit, mentalement, le compte des calories en présence. En additionnant ce repas au petit déjeuner et au dîner, il obtenait environ mille six cents calories. Soit environ un manque journalier de mille calories par rapport à son régime ordinaire. Il faudrait trouver le moyen de compenser ce déséquilibre.

Il leva les yeux, plaçant sa main en visière pour se protéger du soleil. À onze heures, la cour était aveuglante de blancheur. Les détenus, en file indienne, attendaient leur repas. Tous en tee-shirt blanc, ils s’abritaient dans l’ombre du mur du réfectoire. Leurs silhouettes s’étiraient sur le sol comme de longs tentacules organiques et noirs. D’autres mangeaient déjà au pied des bâtiments plus lointains, recroquevillés sur leur nourriture.

Les édifices principaux — cantine, parloir, bureaux administratifs — étaient groupés au centre de l’esplanade et paraissaient coulés directement dans l’asphalte. Les détenus circulaient en toute liberté mais, au bout de quelques pas, ils trouvaient toujours un mur fondu dans le sol ou une porte verrouillée. C’était seulement une apparence de liberté qui planait ici — un mirage.

Reverdi leva plus haut les yeux et observa les miradors qui se dressaient aux quatre coins de la cour. Entre ces tours, les murs aveugles étaient surmontés par des rouleaux de fils barbelés, dont les pointes avaient été remplacées par des lames de rasoir.

Il sourit : ce tableau hostile lui plaisait.

Tout valait mieux que de rester à Ipoh.

D’ailleurs, pour un homme arrêté en flagrant délit de meurtre, il ne s’en sortait pas si mal. Attaquant son repas avec les doigts, il fit le compte de ses coups de chance successifs. Il avait d’abord évité de justesse le lynchage, à Papan. Puis, malgré sa transe, il n’avait trahi aucun élément du Secret. Il en était maintenant certain. Sa dernière entrevue avec la psychiatre d’Ipoh, la veille de son transfert, le lui avait confirmé : personne ne savait quoi que ce soit.

Ensuite, il avait réussi à rejoindre Kanara, où il s’était fondu dans la masse. Deux mille détenus, dont les pires criminels du pays : meurtres, viols, trafic de drogue. À quoi s’ajoutait un bloc réservé aux femmes et un autre bâtiment abritant les mineurs. Une véritable ville, composée de blocs blancs ou beiges, qui reflétaient le soleil toute la journée et finissaient par mitrailler les paupières de mouches noires, tant ils éblouissaient.

En arrivant, Reverdi avait craint le pire. Au moment de la fouille, il avait remarqué que les murs du bureau d’admission étaient tapissés de coupures de presse concernant son arrestation. Les matons allaient se faire un plaisir de briser le « fauve » occidental. Il avait beau s’appeler maintenant « 243–554 », il restait une star occidentale. Un meurtrier célèbre qui bafouait, par sa seule renommée, l’autorité carcérale.

Mais il s’était trompé : la tendance était à la tranquillité. On ne l’avait même pas placé dans le quartier de haute sécurité. Par un miracle inexplicable, on le laissait libre de ses mouvements — c’est-à-dire de cuire, durant dix heures, dans cette cour.

Il commençait à croire qu’il possédait ici un ange gardien. Surtout lorsqu’il avait découvert sa cellule. Presque un studio, de cinq mètres de côté. Des murs nus, couleur crème, un sol de ciment où était roulée une natte. Tout ce qu’il aimait : pureté et dénuement. Il y avait même, à droite, un muret tapissé de faïence grise qui délimitait une salle d’eau, avec douche et chiottes. Pas de graffitis dégueulasses, pas de trou béant dans le ciment, couvert par un carton pour contenir les odeurs, pas de traces noirâtres sur le sol, marquant le passage des prisonniers précédents. L’espace était comme neuf.

Et surtout, il était seul. Pas de grappes humaines, pas de compagnons puants, pas de voisinages de branlettes, comme il en avait connu au T-5. Pas même un codétenu, pour partager son palace. Cet isolement n’était pas une mesure de sécurité, il en était sûr, mais un véritable privilège.

Quand le maton lui avait apporté un savon et une serviette de toilette, Reverdi lui avait demandé à qui il devait tout cela. L’autre avait haussé les épaules, en signe d’ignorance.

— C’est le menu européen.

Une voix venait de s’exprimer en français, à ses côtés. Reverdi tourna la tête : un homme de petite taille, flottant dans son teeshirt, s’était matérialisé près de lui.

— Le fromage, ajouta-t-il. C’est le petit « plus » pour les Occidentaux.

Il s’accroupit à l’asiatique, sur ses talons. Jacques ouvrit la bouche pour lui assener un « casse-toi » sans appel mais il se ravisa. Dans la cour, les autres l’observaient. Visages d’écorce brûlée des Tamils, teint safran des Malais, tons de cuivre des Chinois. Depuis des années, il côtoyait ces populations. À l’idée de leur parler, d’affronter encore leur langue, leurs manies, leurs préjugés, la lassitude le submergeait. Un Français : cela le changerait.

Il lui sourit sans répondre. L’homme était minuscule. Reverdi songea à un petit singe gris ; de ceux qui vivent en groupe pour mieux se défendre en forêt. Son visage, tanné comme du cuir, était horrible. Fendu, brisé, enfoncé. On aurait dit qu’il avait été travaillé au rasoir ou au coup-de-poing américain. Cette tête en creux évoquait Chet Baker. Chanteur et trompettiste « cool », d’une beauté langoureuse lorsqu’il était jeune, il s’était peu à peu ratatiné, raviné, jusqu’à offrir une face incurvée, aux orbites profondes, écrasée vers l’intérieur. Le détenu en rajoutait encore dans la difformité : ses lèvres étaient traversées par un bec-de-lièvre, trait oblique qui semblait lui paralyser le côté gauche du visage.

— J’m’appelle Éric, dit-il en tendant la main.

Reverdi la serra en retour :

— Jacques.

— Pas besoin de t’présenter. T’es d’jà la vedette ici.

— Il y a d’autres Français ?

— Avec toi, on est que deux. Y a aussi deux Anglais, un Allemand, une poignée d’Italiens. C’est tout pour l’Europe. On est tous tombés pour trafic. La plupart ont pris perpète. Moi, j’ai été condamné à mort. Pour trente grammes d’héro. Mais ma peine a été commuée en vingt ans de sûreté. Si on est sages, on s’ra tous libérés au bout d’dix à quinze ans. Personne se plaint. Tout vaut mieux qu’la corde.