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Éric s’arrêta, regrettant sans doute d’avoir évoqué la pendaison devant Jacques. Il se laissa tomber le cul par terre et se mit à se curer les ongles des pieds.

— On a d’la chance d’être français. L’ambassade nous envoie un toubib tous les mois pour vérifier notre état de santé. Impossible de nous passer à tabac. Les matons se rattrapent sur les Indonésiens ou ceux qu’ont pas d’ambassade en Malaisie. (Il ricana, concentré sur ses orteils.) Z’en prennent plein la gueule !

Reverdi observait, debout sous le préau, un groupe de gardiens, uniformes vert sombre, matraque au poing. Ils avaient l’air plus suspects que les détenus eux-mêmes.

— Parle-moi des matons.

— Jusqu’à l’année dernière, tout roulait. C’était même plutôt peinard. Kanara passe pour une prison modèle, le genre moderne. Mais depuis décembre dernier, le chef de la sécurité a changé. Un mec du nom de Raman a déboulé avec des gars à lui. L’enfer.

Jacques appuya la tête contre le mur :

— J’ai connu toutes sortes d’enfers.

— Raman est un fêlé. Corrompu jusqu’au slip, mais ça, c’est normal. L’originalité, c’est qu’il est musulman pratiquant, à la limite de l’intégrisme, et en même temps pédé. Tout ça fait pas bon ménage dans sa p’tite tête d’enfoiré. Il a parfois des crises de fureur pas possibles. Y s’défoule sur nous. Pourtant, les raclées, c’est pas le pire. Le pire, ça s’rait plutôt les moments de douceur, si tu vois c’que j’veux dire. Pour l’instant, j’y ai toujours échappé et j’préfère pas imaginer ce qui s’passe dans les douches.

Reverdi sourit, en pensant : « Comme quoi la laideur… » Il scrutait toujours les hommes en uniforme, qui l’observaient en retour. Ils lui paraissaient fébriles — d’une nervosité anormale.

— Ils se défoncent, non ?

— Seulement les gars de Raman. Coke, acides, amphètes. Quand ils sont en descente de Yaa-Baa, t’as plutôt intérêt à être hors de portée de gourdin.

Depuis une quinzaine d’années, l’Asie du Sud-Est s’était tournée vers les amphétamines. Parmi elles, le Yaa-Baa faisait figure de fléau. Petite pilule en forme de cœur, parfumée à la fraise ou au chocolat, elle détruisait les circuits neuronaux et provoquait des crises d’une violence inouïe. En Thaïlande, les unes des journaux étaient régulièrement consacrées aux meurtres provoqués par le Yaa-Baa.

— Mais on est plus au Moyen Âge, continua Éric, s’efforçant d’être rassurant. Le directeur de la taule les garde à l’œil. Y a eu des plaintes. Au premier flag, le salopard passera en conseil de discipline, avec son « commando de la bite folle ». En attendant, on compte les jours.

Jacques considérait maintenant les taulards qui se réunissaient avec leur plateau par origine ethnique. Voûtés sur leurs doigts gluants, ils se tenaient accroupis — comme s’ils étaient en train de chier en même temps qu’ils mangeaient.

— Les communautés sont regroupées par blocs ?

— A priori, non. Mais à coups de fric, les prisonniers réussissent à se rapprocher entre eux. C’est la tendance naturelle. Les autorités ferment les yeux. À la moindre merde, tout le monde est séparé à nouveau. (Il éclata de rire.) Un coup de pied dans la fourmilière…

— Et les Blancs ?

— Noyés dans la masse. Les Anglais ont réussi à se trouver une cellule ensemble. Chez les Chinois. Les Italiens aussi, parmi les Indiens.

Reverdi songea à son petit studio avec salle d’eau. Il n’avait pas encore compris dans quelle communauté il se trouvait. À moins qu’il ne soit, tout simplement, dans le carré résidentiel, regroupant les Malais et les riches Han.

— Chaque clan a sa spécialité ?

Je veux. Les Chinois et les Malais continuent de vivre selon leur rythme : les premiers vendent tout, les seconds ne foutent rien. Les Indiens s’occupent des problèmes administratifs : ils jouent aux avocats, rédigent n’importe quelle bafouille pour quelques ringgits. Les Indonésiens sont les esclaves. Tu pourrais t’en payer un par jour, rien qu’avec ta portion de frometon. Avec les Philippins, ça devient plus méchant.

— Le service d’ordre ?

— Des tueurs. Les pires de tous : ils ont rien à perdre.

Reverdi poursuivit son tour de propriétaire, scrutant, au-delà des bâtiments centraux, des grandes remises à toit de tôles. Éric suivit son regard :

— Les ateliers. Pour chaque bloc, t’en as un. Tu connais le principe : on nous occupe les mains pour nous vider la tête. Et on nous paye en boîtes de sardines. Mais ça te concerne pas : les mecs en préventive ont pas le droit de travailler.

Éric déroula son bras noueux :

— Au-delà de ces baraques, t’as un terrain de foot. Puis, plus loin, le long des marécages, des cabanes sur pilotis que certains mecs réussissent à s’contruire, en achetant le matos aux gardiens. Des résidences secondaires, si tu veux…

— Et ceux-là ?

Jacques désignait, à droite, trois édifices trapus, marqués de traces d’humidité.

— Le premier, c’est le guian. Le « manque ». C’est ici qu’on fout ceux qu’ont plus de quoi se payer leur défonce. S’ils gueulent trop, Raman les place dans le deuxième bloc : le mitard.

— Et le troisième ?

— Le troisième, c’est… c’est le…

Éric hésitait mais Jacques avait pigé.

— Le pavillon des condamnés, dit-il enfin. La potence est à l’intérieur. Y paraît que…

De nouveau, il s’arrêta. Il se plongea dans l’inspection de ses croûtes, sous ses pieds. Reverdi déglutit. Le couloir de la mort. Il s’était juré de ne pas y penser et il savait qu’à force de volonté, il y parviendrait. Son nouveau défi : vivre jusqu’à la dernière seconde en ignorant la mort.

Il leva le visage vers le soleil et sentit couler sur sa peau la lumière brûlante. Il sourit. La sensation. La vie. Il dit, en rouvrant les yeux :

— Et les chances d’évasion ?

— Zéro pour cent. On s’évade pas de Kanara.

Il songea à la phrase de bienvenue des gardiens d’Auschwitz : « Ici, il n’y a qu’une seule sortie, la cheminée. » Pour lui, ce serait la corde.

Éric enfonça le clou :

— Les murs font sept mètres de haut. Y a deux ans, des types ont réussi à les escalader en passant par le toit de la cantine. L’un s’est ouvert le ventre sur les barbelés. Un autre s’est retrouvé avec les deux genoux encastrés sous les côtes, en tombant de l’autre côté. Le dernier a été rattrapé dans les marécages, étouffé par la boue. Ils ont des chiens spéciaux ici, qui flairent les odeurs même dans la flotte. Ils les font venir des États-Unis. Des espèces de chiens mutants, adaptés au système carcéral. Mais ils ne sont jamais assez rapides : ils retrouvent que des cadavres.

Soudain, Reverdi repéra une scène bizarre. À une centaine de mètres, à gauche, dans l’angle mort d’un bâtiment, un homme au crâne rasé longeait le mur, ombre brève sur le ciment, jusqu’à rejoindre un autre détenu : un jeune garçon aux longs cheveux noirs, luisants d’huile de coco, que son short et son tee-shirt moulaient jusqu’à la raie des couilles. La créature androgyne prit l’homme par la main et ils disparurent sous une toile grise.

— Les Thaïs, commenta Éric. J’les avais oubliés. Cent ringgits la passe. Ils amassent une vraie fortune, pour se faire opérer. Je peux aussi te trouver des gonzesses. Un des gardiens les fait passer le vendredi, pendant la prière. Si tu veux, tu…