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Elle crut en avoir fini avec les deux monstres. Elle se trompait. Le psychologue l’avertit : un tel choc — il parlait d’un « hématome de l’affect » — ne se résorbe pas facilement. Il avait raison. À son insu, le feu s’était emparé d’elle. D’abord, elle était brûlée. Elle ne s’en était même pas rendu compte. Son avant-bras gauche conserva longtemps une peau de tortue, aux plissures minérales. Mais elle était aussi brûlée à l’intérieur. Chaque nuit, le feu revenait. Son père la regardait, avec ses pupilles en flammes. Et son bras tombait, encore et encore, lui cassant ses rêves, lui brisant le ventre. Personne ne le voyait, mais elle brûlait vive. Pendant des années, Khadidja fut convaincue d’appartenir à une génération post-atomique, comme les contaminés d’Hiroshima, dont les gènes eux-mêmes étaient grillés, et qui ne pouvaient produire que des cancers et des enfants-monstres.

Le feu provoqua d’autres ravages. Elle avait seize ans : elle ne pouvait obtenir la garde de son frère et de ses sœurs. Elle fit une demande de majorité anticipée : refusée. Ils se retrouvèrent dans des foyers différents. Khadidja s’acharna : chaque week-end, elle courait à Trappes, où vivait son frère, puis à Melun, où ses sœurs l’attendaient. Cela ne servit à rien. Au bout de deux années, alors qu’elle avait enfin dix-huit ans, ils étaient devenus des étrangers. Sans se l’avouer, chacun comprenait que ces entrevues ne leur rappelaient que des mauvais souvenirs. Les raclées. La dope. L’incendie. Et les deux tortionnaires qui avaient gâché leur enfance.

Khadidja les abandonna à leur destin. Pour leur bien. Même si cela avait donné le pire. La dernière fois qu’elle avait vu Samir, son petit frère, c’était au parloir de la prison de Fresnes, où il avait été incarcéré pour un casse dans un hôpital. Le temps de la visite, il ne lui avait parlé que d’un concours de rap auquel il participait dans la taule. Khadidja n’écoutait pas : elle l’observait et cherchait en vain, sur ce visage de brute, les traces du petit Samir qu’elle avait aimé, cajolé, protégé — celui à qui il manquait toujours des dents et qu’elle appelait son « p’tit gruyère d’amour ». Elle était repartie, en sachant qu’elle ne reviendrait plus.

Le feu se refermait sur ses pas.

Une voix l’interpella. Khadidja cligna les yeux : la moitié de la salle s’était vidée. Elle suivit l’assistante en vacillant, perdue encore dans ses souvenirs. Le bureau de sélection n’était pas plus brillant que la salle d’attente : fatras de cartons, mobilier défraîchi, effluves de tabac froid.

Derrière une table en fer, deux types à casquette de base-ball discutaient à voix basse, vautrés sur leur siège, considérant les composites éparpillés devant eux. Ils ressemblaient à deux adolescents épuisés par la masturbation, devant une collection de vieux Play boy. Khadidja tendit son book, sans un mot — il y avait longtemps qu’elle n’usait plus sa salive.

Les hommes regardèrent ses photos. Elle ne voyait que la visière de leurs casquettes. L’une exhibait le « N » et le « Y » entremêlés du sigle de New York. L’autre portait le logo de la marque Budweiser. Dans l’univers de la mode, à une certaine altitude, la tendance beauf est une valeur sûre. L’équivalent de l’ironie, mais dans un monde sans humour.

Les deux types finirent par ricaner. Khadidja sursauta :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

L’un des deux releva la tête : peau bronzée, barbe de trois jours. Il attrapa l’un des composites glissés dans le book et lut le nom inscrit :

— Tes photos, c’est pas terrible, Khadidja.

— « Ra-did-ja », reprit-elle en accentuant la première syllabe. Ça se prononce « Ra-did-ja ».

— Ouais, d’accord, souffla-t-il en se frottant la nuque. Mais enfin, ton book, c’est l’catalogue de La Redoute…

— Qu’est-ce que vous lui reprochez ?

— Les cadres, le maquillage, toi. Tout.

Khadidja sentit le feu revenir, crépiter sous sa peau :

— Qu’est-ce que je dois faire ?

— Change de photographe.

— C’est mon agence qui…

— Eh ben, change aussi d’agence. Pour les sourcils, tu comptes faire quelque chose ?

— Les sourcils ?

— Je t’explique : il y a des machines. Y a aussi la cire. Ou la pince à épiler. Mais tu peux pas garder cette forêt au-dessus des yeux.

L’homme ne riait plus. Sa voix était voilée de lassitude. Khadidja devait être la cinquantième fille qu’il humiliait depuis le matin. À ses côtés, l’autre feuilletait toujours les photographies, faisant claquer les pages.

Elle eut un éclair : elle revit son père, recroquevillé sur le canapé du salon, passant ses après-midi à claquer les pages des magazines, de la même façon, les yeux fixes, attendant l’heure de sa dose…

Cette vision lui rendit sa cohérence — la révolte permanente qui la constituait comme une ossature de titane. Elle sourit en reprenant son book. Plus que jamais, elle était décidée à leur plaire, à les séduire.

Elle triompherait d’eux sur leur propre terrain.

Bientôt, ce seraient eux qui brûleraient de désir.

Et la torche serait son corps.

12

Les jours passaient mais l’emploi du temps restait immuable. Cinq heures, réveil.

Par la lucarne, le bleu sombre de la nuit. En se hissant sur la pointe des pieds, Jacques pouvait observer les autres bâtiments. Des lumières palpitaient par les fenêtres. On percevait les premiers bruits — toux, pisse, ablutions. La rumeur s’élevait, feutrée encore, mais traversée de tintements, de grognements, de cris. La bête énorme s’éveillait.

Six heures, lumière.

Éclat anémique des ampoules de 60 watts. Blessure sourde sous les paupières. En contrepoint, les matons arpentaient les couloirs, cognaient à chaque porte, traversaient la cour. C’était l’heure de la nausée. Peu à peu, Jacques prenait conscience de chaque sensation, déjà intolérable.

Les murs, trop proches. La chaleur, étouffante. Le galop des cafards, le long de sa natte. Et les odeurs. Kanara, malgré tous ses efforts de propreté, était une pourriture en marche. Chaque pierre, chaque dalle, chaque faille était habitée par l’humidité. Même au plus fort de la saison sèche, les matériaux conservaient la mousson en mémoire.

D’autres odeurs s’ajoutaient : urine, merde, sueur… Le concert des exhalaisons organiques qui semblaient se renfrogner, s’épaissir entre ces murs. Puis, déjà, les effluves de bouffe. Lourds, gras, paresseux. Le petit déjeuner était en route. Mais avant, il fallait encore subir quelques épreuves.

Sept heures.

L’appel.

La maladie des prisons. Le rituel de l’appel — le muster, en malais — se répétait cinq fois dans la journée. Ce n’était plus une vérification, mais une conjuration ; comme si cette litanie pouvait empêcher la moindre absence, la moindre tentative d’évasion.

Bruits secs des verrous. Raclement des portes. Grondement sourd des pas. Ces sons devenaient à la longue aussi familiers, aussi intimes que les battements de son propre cœur. Rassemblement sous le grand préau. À la vue de tous ces hommes, la nausée de Jacques se renforçait. Deux mille taulards, accroupis par terre, comme des papiers chiffonnés, relégués au rang de numéros.