Выбрать главу

Sept heures trente.

Hymne national, sous le soleil.

Puis, enfin, petit déjeuner. Les prisonniers s’éparpillaient pour s’aligner de nouveau en file d’attente, le long du bâtiment de la cantine. Ensuite, la fourmilière se morcelait dans la cour — petits points concentrés sur la bouillie du matin.

Jacques profitait de ce moment pour filer aux douches. Muni de son gayong (une boîte en plastique contenant savon, dentifrice et nécessaire de rasage), portant sur l’épaule sa serviette et son tee-shirt de rechange, il disparaissait dans le bâtiment, situé à trois cents mètres du réfectoire. Reverdi possédait sa propre douche dans sa cellule, mais il aimait cet édifice à ciel ouvert, cet instant de solitude, parmi les grandes citernes d’eau. Il répondait à son propre appel. L’appel de l’eau…

Huit heures.

Les corvées commençaient.

Elles différaient selon les semaines. En cette fin février, il fallait gratter les grilles et les barreaux de la prison, avant que des ouvriers spécialisés viennent y déposer un revêtement antirouille. Visage masqué par un chiffon, les « volontaires » grattaient, râpaient, limaient, se couvrant d’éclaboussures de fer, se confondant peu à peu avec les barreaux de métal.

Neuf heures, fin de la corvée.

Ouverture des ateliers.

Éric l’avait prévenu : en préventive, Reverdi n’avait pas droit à ce travail. Il restait donc avec les vieux, les éclopés, les malades. La chaleur prenait alors son essor. À mesure que les heures défilaient, elle devenait une présence incontrôlable, une sphère sans limite. Jacques s’installait sous le préau, préservant sa solitude, évitant d’écouter les conneries des autres, qui baragouinaient dans leur dialecte. Des ragots, des rumeurs, des histoires d’amok et de kriss — ces poignards malais à lame tordue, qu’on disait assoiffés de sang.

À dix heures, il commençait le sport.

Assouplissements. Abdos. Pompes. Puis haltères : on bricolait ici les poids avec des parpaings. En général, les taulards travaillent leur corps pour sortir plus forts, plus dangereux. Dans son cas, à quoi cela rimait-il ? Question de philosophie : il voulait mourir au meilleur de sa forme. Il éprouvait aussi une jouissance au présent, à maintenir son corps en éveil. Sentir cette force qui coulait sous sa peau, comme une lumière, une huile dorée qui irradiait chaque muscle, chaque parcelle de sa chair…

Il y avait un autre avantage dans cette exhibition : elle démontrait sa vigueur physique. À mesure qu’il s’activait, il devinait les yeux qui l’observaient, à travers les fenêtres des ateliers. Même les matons jaugeaient, du coin de l’œil, sa puissance à l’œuvre.

Onze heures trente.

Nouvel appel.

Midi.

Déjeuner.

Il mangeait sans goût, sans appétit, mais il comptait toujours, très précisément, les calories. Se nourrir était ici un acte de survie. Grâce à la complicité de Jimmy, il avait pu améliorer son ordinaire : un fruit, du sucre, du lait supplémentaires pour chaque journée.

Quatorze heures.

Retour aux ateliers.

Pour lui, l’heure de la sieste. Le pire moment. Les mouches, énormes, frénétiques, se fracassaient sur son visage, claquant dans le silence, cherchant les yeux. Somnolent, relégué comme les autres au rang de larve inerte, Jacques s’allongeait sur le sol et commençait à confondre, sur l’écran blanc de la cour, mouches et hommes.

Quinze heures trente.

Nouvel appel.

Les matricules, les bras qui se lèvent, les murmures… Cela tournait à l’hypnose. Mais Jacques se réveillait alors. Il s’en voulait de s’être laissé aller. Il percevait maintenant son propre corps, qui fonctionnait, palpitait parmi tous ces zombies. Machine clandestine qui marchait en douce, sous la chaleur, la surveillance, la présence des autres. Il n’était pas mort. Et jusqu’à la dernière seconde, il déborderait de cette vitalité réglée — et incorruptible.

Seize heures.

Dîner.

À partir de seize heures trente, quartier libre.

Libre de quoi ? La cour s’animait tandis que la chaleur relâchait son étreinte. Les détenus cantinaient. On pratiquait le troc ; on négociait des faveurs avec les matons ; on se payait des babioles dans une espèce de boutique, dressée sous un auvent. Et surtout, on achetait sa dope. La prison révélait sa logique interne, fondée sur une corruption totale. Tout pouvait s’obtenir, à condition d’avoir du fric ou quelque chose à échanger. Reverdi s’était arrangé avec Jimmy pour disposer d’argent — mais il n’en abusait pas. Ses désirs ne pouvaient pas être apaisés par un transistor ou des tablettes de chocolat. Encore moins par un shoot.

Dix-huit heures.

Retour dans les cellules.

Quand la porte se refermait sur lui, Jacques s’immobilisait, incrédule. Avait-il vraiment vécu une journée ? Le pire restait à venir. Une nuit de douze heures. Enfermé entre quatre murs, sans la moindre occupation. À cet instant, il haïssait sa cellule. Plus que jamais, à cette heure, elle puait la mort et le salpêtre. Un monde souterrain, invisible, composé de vermine, d’insectes et de rats, le guettait.

Ce soir-là, malgré lui, il eut un coup d’œil vers la lucarne. Un jour éclatant perçait encore. Il se souvint de la cabane parmi les bambous. La dernière Chambre. Il se rappela à quel point il avait failli à sa quête, cédant à la panique, cédant à la…

À la seconde où le mot « folie » se forma dans son esprit, il s’écroula sur le sol, les jambes brisées. Il se roula en boule, près du mur, et réprima ses sanglots. Il aurait donné n’importe quoi pour retrouver une raison d’exister, de vibrer — même pour les quelques mois qu’il lui restait.

Le claquement du verrou lui fit relever la tête. La porte de sa cellule s’ouvrit :

— Jumpa !

13

Jimmy Wong-Fat se tenait dans sa posture habituelle.

Costume chic débraillé, cartable rouge et gobelet de café.

Jacques ne pouvait admettre que ce gros lard soit devenu sa seule distraction.

— J’ai de mauvaises nouvelles, commença-t-il. J’ai reçu un premier rapport des psychiatres de Kuala Lumpur qui sont venus vous interroger pour la contre-expertise. J’espérais beaucoup de ce rapport. Leurs conclusions sont négatives. Selon eux, vous êtes sain d’esprit. Pleinement responsable de vos actes.

— Je t’avais prévenu.

Jimmy marchait autour de la table — il transpirait un peu moins que d’habitude. Jacques était enchaîné au sol.

— Vous ne semblez pas comprendre, siffla-t-il. Si je ne trouve pas une esquive, quelle qu’elle soit, tout est foutu. C’est la peine capitale !

Reverdi conserva le silence — il n’avait pas envie de répéter ce qu’il avait déjà dit. Il préféra changer de sujet :

— Tu as mes livres ?

La question déconcerta l’avocat. Après une hésitation, il fouilla dans un gros sac posé près de la table. Reverdi avait choisi de faire confiance au Chinois : il lui avait signé une procuration pour un de ses comptes en banque.

Wong-Fat posa sur le bureau une pile d’ouvrages. Jacques scruta les tranches : le Kanjur, les Yoga-Sutra, le Rubâi’yat du soufi Mawlânâ…

— Il en manque.

L’avocat sortit une liste et la déplia :

— La Bible de Jérusalem. Les Sermons de Maître Eckhart. Les Ennemies de Plotin. Où voulez-vous que je trouve des bouquins pareils ?

— Ils sont traduits en anglais.