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Je vous rappelle que tout courrier en prison est ouvert, lu et photocopié. Vous avez un tel aplomb, vous manifestez tant d’assurance lorsque vous décrivez mes « pulsions sombres » et ma « psychologie » que vous semblez posséder des éléments déterminants à propos de ma culpabilité. Votre petite lettre constitue donc une présomption supplémentaire contre moi.

Mais là n’est pas l’important.

L’important, c’est votre arrogance. Vous vous adressez à moi comme si, sans le moindre doute, j’allais vous répondre. Renseignez-vous : je n’ai pas accepté une interview depuis des années. Je n’ai pas livré la moindre explication à quiconque. D’où sortez-vous vos certitudes ? Pourquoi imaginez-vous que je vais répondre aux questions d’une étudiante, qui prétend m’analyser ?

D’ailleurs, que savez-vous au juste sur moi ? Quelles sont vos sources ? Des journaux ? Des documentaires ? Des livres écrits par d’autres ? Comment comprendre une personnalité en empruntant de tels chemins ?

Quant à vos comparaisons entre l’apnée et mes « pulsions », sachez qu’il n’y a que moi qui choisisse mon absolu, et que tout cela est inaccessible aux autres êtres humains.

Élisabeth, je vous en prie : jouez à la psychologue avec les jeunes délinquants de Fresnes ou de Fleury-Mérogis. Des associations spécialisées vous mettront en contact avec des détenus à votre mesure, dignes de vos petits « travaux pratiques ».

Je ne veux plus jamais recevoir une lettre de ce genre. Je vous le répète : un séjour en prison est une épreuve. Assez pénible en soi pour ne pas avoir à subir, en plus, les insultes d’une Parisienne prétentieuse.

Élisabeth, je vous dis adieu. J’espère ne pas vous relire de sitôt.

JACQUES REVERDI

Marc demeura immobile un long moment. Il observait la page quadrillée. Elle ressemblait maintenant à un poing venu s’écraser sur son nez. Avec la puissance d’un buffle.

Il était complètement sonné. Pourtant, sa tête était en fusion. Ses pensées s’entrechoquaient, prenaient des trajectoires différentes ; un feu d’artifice d’idées contradictoires.

Qu’est-ce que cette lettre signifiait ? Avait-il réellement échoué ? Était-ce la première et dernière réponse qu’il recevrait jamais de Reverdi ? Ou restait-il au contraire, sous les mots, sous les insultes, un espoir ?

Il la relut encore. Plusieurs fois. Finalement, il trancha : cette missive était une victoire. Des signes discrets, placés en filigrane, lui envoyaient des encouragements. Il s’était trompé dans la forme, d’accord, mais le tueur ne lui fermait pas sa porte.

D’ailleurs, que savez-vous au juste sur moi ? Quelles sont vos sources ? Des journaux ? Des documentaires ? Des livres écrits par d’autres ? Comment comprendre une personnalité en empruntant de tels chemins ?

Marc était tenté de traduire : « Si vous voulez connaître la vérité, remontez à la source. Posez-moi les bonnes questions. » Il péchait sans doute par optimisme, mais il ne pouvait admettre que Reverdi eût pris la peine d’écrire à Élisabeth simplement pour l’insulter. Entre les lignes, l’apnéiste glissait d’autres appâts :

… sachez qu’il n’y a que moi qui choisisse ma pureté et mon absolu, et que tout cela est inaccessible aux autres êtres humains.

L’homme ne disait pas : « Je suis innocent. » Il disait : « Vous ne comprenez pas. » N’était-ce pas une façon d’attiser sa curiosité ? Marc sentait des frissons lui cingler la peau. Il avait toujours été convaincu que Jacques Reverdi n’était pas un simple tueur en série, un « tueur compulsif », comme le décrivait Erich Schrecker.

Sous les meurtres, il y avait une cohérence.

Une quête.

Sourire. Oui, finalement, il avait réussi son coup. Son attaque frontale avait irrité le criminel, mais elle l’avait fait réagir. Et cette lettre était une invitation à creuser, à questionner, à lever les apparences.

Marc, toujours muni de ses gants de coton, attrapa un paquet de feuilles et le stylo-plume qu’il réservait à Élisabeth. Il fallait répondre tout de suite. Dans la chaleur de l’émotion. Il fallait qu’Élisabeth lui explique qu’elle pouvait changer de méthode, qu’elle pouvait, simplement, écouter, comprendre, se laisser guider…

Mais d’abord, mea culpa.

17

Paris, lundi 10 mars 2003

Cher Jacques,

Je viens de recevoir votre lettre. Je suis mortifiée. Me pardonnerez-vous ma maladresse ? Comment ai-je pu être si stupide ? Jamais je ne voudrais vous porter préjudice. Encore moins vous offenser…

Je n’avais pas pensé au problème des lettres ouvertes. Je dois avouer que je n’ai aucune connaissance des règles et des procédures qui ont cours dans les prisons malaises. Je suis désolée d’avoir pu, dans ma manière de m’exprimer, accréditer des faits qui ne sont ni prouvés, ni démontrés. Là encore, j’avoue mon ignorance : je ne sais pas exactement où en est l’enquête. Mes connaissances se limitent à ce que j’ai pu lire dans la presse française.

Pardon, pardon, pardon… En aucun cas, je ne voudrais aggraver votre situation face à la justice.

Mais laissez-moi vous expliquer les raisons profondes de ma requête. Je vous connaissais bien avant les événements de la Malaisie — et ceux du Cambodge. Je vous connais depuis l’époque de vos performances sportives. Je suis passionnée par l’apnée : à l’âge de huit ans, je regardais en boucle Le Grand Bleu. Je restais fascinée, des heures, à imaginer ce que peut être la sensation des profondeurs. Ce qu’on peut éprouver à descendre, sans respirer, très loin au-delà des limites de l’homme. À cette époque, déjà, votre nom brillait en première place dans mon petit panthéon intime.

Aujourd’hui, on vous accuse de meurtres. Vous ne souhaitez pas en parler : je respecte votre silence. Mais votre personnalité n’en demeure pas moins extraordinaire. Paradoxalement, les actes dont on vous suspecte aujourd’hui sont si éloignés de vos prouesses sportives, de votre image de sagesse et de paix, que cette situation renforce encore mon intérêt pour vous. Ce lien hypothétique entre le bleu profond et le noir extrême, ce parcours impossible entre le bien et le mal, me donne le vertige. Quelle que soit la vérité, l’arc de votre destin est grandiose.

Voilà ce que j’espère — je devrais écrire : ce que je n’ose espérer. Que vous m’offriez quelques souvenirs personnels, que vous me racontiez des événements qui vous tiennent à cœur. N’importe lesquels. Émotions sous-marines. Souvenirs d’enfance. Anecdotes sur Kanara… Ce que vous voudrez, pour peu que ces mots marquent le début d’un échange.

Rien ne vous oblige à m’écrire. Et je n’ai plus d’arguments pour vous convaincre. Mais je suis sûre d’une chose : je pourrais être pour vous une oreille amie, complice, attentive. Je ne parle plus de l’étudiante en psychologie. Je parle simplement d’une jeune femme qui vous admire.

N’oubliez jamais que je suis prête à tout entendre. C’est vous qui fixerez les limites, les frontières de notre relation.

Les abysses, il y en a de toutes sortes.

Et tous m’intéressent.

En attendant — en frémissant — de vous lire…

ÉLISABETH

Marc sortit de là en sueur.

Il avait littéralement les mains fondues à l’intérieur de ses gants. Il avait rédigé ce texte à plusieurs reprises, les doigts serrés sur son stylo, chaque fois avec la même fièvre. C’était l’écriture qui n’était pas au point. Maintenant, il avait la lettre manuscrite : du pur Élisabeth. En la relisant, il s’aperçut que le ton était emphatique, sentimental. Peut-être devait-il réfléchir avant de l’envoyer ? Il décida au contraire de la laisser telle quelle. C’était une réaction à chaud. Et Reverdi sentirait cette spontanéité.