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La nuit tombait. Il était plus de dix-sept heures. Marc n’avait pas vu la journée passer. Il n’avait pas entendu le téléphone, ni songé au monde extérieur. Maintenant que l’obscurité emplissait l’atelier, il lui semblait que des eaux noires le submergeaient lui aussi. Un malaise dont il prenait seulement la mesure : durant ces quelques heures, il avait été, réellement, Élisabeth.

Un café, sans hésiter. Il se choisit un cru italien, bien dense, et mit en marche sa petite usine chromée. Il sentit avec réconfort le parfum amer de l’expresso. Il savourait déjà, à l’avance, cette brûlure concentrée, qui allait couler au fond de ses entrailles — et l’arracher à sa transe.

Il but un premier jus, en lança aussitôt un autre. Tasse en main, il retourna s’asseoir, plus calme, et contempla ces lignes, écrites de la main d’une femme qui n’existait pas. La sueur avait transpercé ses gants. La feuille était gondolée. Tant mieux : Reverdi noterait aussi ce détail. Il imaginerait la fièvre d’Élisabeth. À moins qu’il n’imagine des larmes ? Pas mal non plus… Au passage, Marc s’interrogea : devait-il parfumer ou non cette lettre ? Non. On n’était plus dans la séduction, mais dans l’urgence.

Il scella la lettre, enfila sa veste, attrapa ses clés et prit l’enveloppe : il fallait qu’il se grouille avant que la poste ne ferme. Il avait décidé d’envoyer son pli en express. Tant pis si l’envoi avait l’air précipité. Tant pis si sa lettre, avec sa mention « urgent », retenait l’attention des surveillants de Kanara. Il ne pouvait pas attendre encore un mois avant une réponse — si réponse il y avait.

Il ne prit pas le chemin de la rue Hippolyte-Lebas : il ne voulait pas tomber sur Alain. Il opta pour la poste de la rue Saint-Lazare, en bas du 9e arrondissement. En entrant dans le bureau, il retint sa respiration. Comme la première fois, il avait l’impression, en envoyant cette lettre, de plonger dans l’inconnu. Mais cette fois, il franchissait un nouveau palier de compression, vers les couches sombres des eaux glacées.

18

Gosok kuat sikit ! (Frotte plus fort !) Sous le soleil, Jacques Reverdi était à genoux. Armé d’une brosse en fer et d’un seau d’eau de Javel, il tentait d’effacer l’ineffaçable : l’empreinte de sueur humaine, de crasse imprégnée dans l’un des murs de la cour. Des traces incrustées dans le ciment, aussi profondément que des fossiles. Malgré ses efforts, les taches ne diminuaient pas. Il aurait fallu racler, ronger, attaquer la pierre avec une ponceuse.

Au-dessus de sa tête, Raman l’observait. Pieds écartés, mains serrées sur la ceinture. L’homme murmurait des injures entre ses lèvres serrées, promettant que la matraque allait bientôt donner corps à ses paroles.

Reverdi était indifférent. Ni la douleur physique, ni les insultes ne l’atteignaient. Il songeait à un morceau de verre. Les mots, les coups le traversaient comme la lumière traverse une vitre. Dans de tels moments, il se transformait en prisme, décomposant le spectre de ses propres réactions, éliminant celles qui pourraient l’affaiblir : honte, douleur, crainte…

— Celaka punya mat salleh ! (Bâtard de Blanc !)

Un coup de pied l’atteignit au flanc. La peau lui brûlait tellement qu’il sentit à peine cette douleur supplémentaire. Un nouveau coup se perdit dans la souffrance de l’air. Reverdi lança un bref regard au-dessus de lui. Raman faisait de nouveau les cent pas. Il serra les dents, reprit sa brosse et dressa, mentalement, le portrait de celui qu’il cherchait à éviter depuis son arrivée à Kanara.

Abdallah Madhuban Raman, cinquante-deux ans, père de cinq enfants, musulman rigoriste, pure quintessence d’autorité et de sadisme. Au pénitencier du Cambodge, Reverdi avait connu des fonctionnaires de la cruauté. Des surveillants qui avaient intégré la brutalité comme un des devoirs de leur fonction. Raman n’avait rien à voir avec cette version tempérée du maton. Le Malais bandait pour la souffrance. Il vibrait pour elle. C’était un pur psychopathe, plus dangereux que tous les tueurs de Kanara réunis.

Malais, il avait aussi du sang tamil dans les veines. Son visage était noir, percé de grosses narines qui rappelaient les naseaux d’un taureau. Ses pupilles étaient plus noires encore et sa face écrasée, scarifiée par des rides profondes, évoquait celle d’un Aborigène d’Australie.

Le salopard avoisinait le mètre quatre-vingt-cinq, taille exceptionnelle en Malaisie, et portait en permanence, malgré la chaleur, une veste sombre à galons, serrée à la taille, qui partait en arêtes dures de chaque côté. À sa ceinture, il arborait une batterie de menaces — flingue, matraque électrique, bombe lacrymogène, clés… On racontait qu’il avait crevé l’œil d’un détenu avec la clé qui ouvrait la dernière porte : celle du dehors.

Pratiquant fanatique, membre de la secte interdite « al arqam », Raman était aussi un homosexuel en perpétuelle ébullition. Éric l’avait prévenu, mais son appétit excédait les pires prévisions. L’ordure ne pensait qu’au cul. Il était entouré d’un clan sur mesure — des matons de même obédience sexuelle, amateurs de musculation et de sports de combat. Des pédés durs qui aimaient torturer et casser les gueules, que Raman « payait » en chair fraîche. Tous les détenus étaient hantés par les cris qui s’élevaient des douches, en fin d’après-midi. Mais Éric se trompait : les victimes ne se faisaient pas violer. Seulement laminer de coups, jusqu’à l’évanouissement. Alors, les matons baisaient entre eux, enivrés par l’odeur du sang.

Dans ces moments-là, le tortionnaire en chef sortait le premier du bâtiment maudit, titubant, aveuglé par le soleil et le remords. Chacun l’observait, de loin, terrifié, redoutant d’autres représailles.

— Arrête ! clama Raman dans son dos. Terminé pour aujourd’hui.

Jacques avait toujours su que son statut de star occidentale lui vaudrait un régime de faveur. La corvée de ce matin marquait le début des festivités.

— Demain, tu feras un autre mur, reprit le gardien en s’approchant. Et ainsi de suite. (Il promena son regard de carbone sur la cour.) Je veux plus voir une tache de sueur sur ces putains de murs !

Reverdi se releva et trouva les yeux du maton. Il lui souffla, en malais :

— Tu viens de perdre un point, mon gars.

D’un geste, Raman dégaina sa matraque et frappa le torse nu de Reverdi. Il eut juste le temps de replier ses bras pour protéger ses côtes.

— C’est moi qui compte les points ici !

Reverdi ne baissa pas les yeux. Raman leva encore sa matraque puis, tout à coup, sourit, de ses dents trop blanches, comme s’il venait de trouver une autre cruauté au fond de son esprit.

— Le jour où on te pendra, ordure, tu pourras plus regarder personne avec ces yeux-là. On te foutra une cagoule sur la gueule et c’est la dernière chose que tu sentiras.

Jacques hocha lentement la tête :

— Tu sais que les pendus bandent comme des boucs ? Tu pourras enfin me sucer, ma puce.

Le gourdin s’écrasa à nouveau. Reverdi se plaça de côté, in extremis, et se prit le coup dans le creux de l’épaule. Sa clavicule gauche craqua net. La douleur le traversa à l’oblique pour ricocher contre son omoplate. Il recula, vacilla, mais ne tomba pas. Les larmes aux yeux, il lança sa brosse dans le seau, d’un geste nonchalant :