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— Je te jure que lorsque je partirai d’ici, ton autorité ne sera plus la même.

Raman écrasa son pouce sur le connecteur d’électricité de sa matraque mais stoppa son geste. Les autres détenus s’avançaient. Tous les yeux étaient braqués sur eux. L’atmosphère vibrait d’un espoir confus. Tous attendaient un duel au sommet entre les deux hommes, deux géants — le Blanc et le Noir.

Mais le gardien n’était pas assez fou pour prendre un tel risque. Il rengaina son gourdin et tourna les talons, sans un mot. Il marchait d’un pas si sec, si mécanique, qu’il paraissait boiter. La chaleur blanche disloquait sa silhouette à mesure qu’il s’éloignait.

Onze heures du matin.

Jacques soulevait ses haltères, ressentant à chaque mouvement la même douleur. Sa clavicule : cassée ou pas cassée ? En guise de réponse, il levait ses parpaings. Il voulait effacer cette souffrance par celle qu’il s’infligeait à lui-même, en torturant ses muscles.

Une voix l’interpella. Reverdi s’arrêta net, allongé sur son banc, les bras repliés. Il se demanda qui pouvait oser le déranger dans un moment pareil. Il bloqua ses muscles, posa lentement les poids sur leurs fourches et se releva, dégoulinant de sueur.

Le tengku.

Reverdi aurait dû deviner qu’il s’agissait de lui. Seul ce môme était assez inconscient pour l’interrompre en plein exercice physique. En langue malaise, tengku désigne une position royale — un lien de parenté, même éloigné, avec un des neuf sultans du pays. Hajjah Elahe Noumah appartenait à la famille du sultan de Perak. Il était emprisonné à Kanara pour trafic de stupéfiants. Il avait été arrêté en possession de quatre cents grammes d’héroïne. En général, un membre d’une famille royale ne se retrouvait jamais en prison : un simple coup de téléphone réglait le problème. Mais cette fois, le père avait voulu donner une leçon à son fils, en le laissant croupir quelques mois à Kanara. Une manière brutale de lui faire passer le goût de la défonce.

— Je te dérange ? demanda-t-il en anglais.

Reverdi attrapa son tee-shirt sans répondre. Une nouvelle douleur jaillit quand il l’enfila. Il était certain que sa clavicule était pétée. Merde.

Hajjah s’assit face à lui, sur le ciment chaud. C’était un jeune homme gracieux au long cou et à la peau cuivrée. Il était diplômé de nombreuses universités anglaises mais son cerveau était grillé par la drogue. Ses yeux, globuleux comme des prunelles d’autruche, étaient absolument fixes. Ils semblaient scruter un versant invisible du monde.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Je voudrais…

Le tengku marqua un temps d’hésitation.

— Accouche.

Reverdi ne pouvait admettre qu’une partie de lui-même soit brisée — détériorée. Il se voyait déjà avec un bras en écharpe. Hajjah se décida enfin :

— Combien tu prendrais pour me protéger ?

— Te protéger ? Contre qui ?

— Les Chinois. Les Philippins.

— Pourquoi les Chinois t’emmerderaient ? T’es leur meilleur client.

En voulant sevrer son fils, le père d’Hajjah avait fait un mauvais calcul. En termes de drogue, l’aristocrate était au paradis à Kanara, d’autant plus que sa mère lui envoyait en douce des petites fortunes.

— Je… J’ai un pressentiment. Ça va pas durer.

— Pourquoi ?

— Si mon père découvre ce que ma mère me donne, je…

Hajjah s’arrêta en plein milieu de la phrase. Il donnait toujours l’impression d’avaler les derniers mots au lieu de les prononcer. Reverdi sentait monter une sensation d’écœurement : ce toxico lui rappelait Ipoh et ses zombies sous médocs.

— Si tu n’as plus d’argent, comment tu pourras me payer ?

— Je pourrais… Enfin… Je pourrais devenir ta…

Hajjah baissa les yeux. Reverdi comprit sa gêne. Il quitta son banc :

— T’es pas mon genre, ma choute. Si je te protège, ça ne sera ni pour le cul, ni pour l’argent.

— Pour quoi alors ?

— Parce que je l’aurai décidé. C’est tout. Casse-toi.

Le fils à papa lui lança un regard méprisant, sans bouger. Malgré son poids plume, malgré sa fragilité, il continuait de se comporter ici en aristocrate. Reverdi haussa la voix :

— Casse-toi, je te dis !

Le toxico déguerpit, trottinant sur le bitume comme une souris aux pattes fragiles.

La sirène de l’appel retentit. Onze heures trente. À cet instant, il comprit la vraie raison de sa mauvaise humeur. Ce n’était pas l’enfoiré malais, pas plus que sa clavicule fêlée. Pas même la menace qui se resserrait autour de lui, dans la prison. Non, c’était la fille. Élisabeth. Voilà ce qui le préoccupait.

Malgré lui, il attendait sa lettre. Jimmy devait venir aujourd’hui et il était déjà angoissé à l’idée qu’il n’ait rien pour lui. Cette dépendance l’ulcérait. Comment pouvait-il être accro à un tel détail ?

Jimmy semblait particulièrement en forme. Il mettait toute sa passion dans cette affaire et paraissait toujours attendre, en retour, quelques manifestations de complicité de la part de son « client ». Jacques n’était pas encore enchaîné au sol qu’il attaqua :

— La semaine a été très positive. Les pêcheurs ont renoncé à vous charger. En fait, je leur ai proposé un arrangement : s’ils ne témoignent pas, vous ne portez pas plainte. On oublie leur tentative d’homicide. Le marché est favorable pour tout le monde.

Il le laissa parler, l’abandonnant à sa propre satisfaction.

— Ce n’est pas tout. J’ai découvert qu’il y avait eu une grave erreur de procédure, lors de votre arrestation. Dans l’affolement, les policiers n’ont pas consigné par écrit les conditions de l’interpellation. De plus, vous n’avez rien dit au poste central. C’est un fait déterminant pour la loi malaise. Dans le procès-verbal, vous n’existez tout simplement pas. Je vérifie la jurisprudence et…

— Tu as des lettres ?

Il rejoignit son repaire.

À l’heure du déjeuner, les douches étaient désertes. Il longea les lavabos et se blottit dans une des cabines, comme un écolier qui se cache pour fumer.

Sa correspondance avait presque doublé de volume mais il n’avait pris qu’une seule lettre. Au premier coup d’œil, il avait reconnu l’écriture. Les formes rondes des voyelles, les hautes boucles des « 1 » et des « b ». Elle avait envoyé sa nouvelle lettre en express. L’impatience était donc aussi manifeste à l’autre bout de la chaîne.

Sa première lecture ne dura que quelques secondes, mais un sourire demeura fixé sur ses lèvres. Il avait vu juste. Il allait pouvoir s’amuser avec cette fille. En substance, Élisabeth lui demandait pardon et lui assurait qu’elle était prête à tout entendre : « Les abysses, il y en a de toutes sortes. Et tous m’intéressent. » Il faillit éclater de rire.

Il y avait une chose que cette greluche n’avait pas comprise. Ce n’était pas lui qui allait passer à confesse. Mais elle.

19

Khadidja savait qu’il s’agissait d’un rêve.

Mais, le temps du rêve, elle vivait la scène comme un » souvenir.

Elle se tenait devant une porte fermée. Une paroi de contreplaqué misérable, qui aurait pu être enfoncée d’un coup d’épaule. Pourtant, elle la considérait comme un porche sacré, un seuil interdit, qui diffusait une chaleur mystérieuse. Khadidja entendait, derrière la porte, les craquements du feu. Secs, nets, comme ceux que produisent des branches d’acacia dans un foyer.