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Chère Élisabeth,

Je n’ai pas la réputation d’être un cœur tendre. Pourtant, votre nouvelle lettre m’a touché. Vraiment. J’y ai perçu un élan de sincérité, une spontanéité qui m’a ému. J’ai constaté que vous aviez abandonné le pauvre jargon des psychologues et que vous aviez renoncé à toute hauteur prétentieuse.

Ce nouveau ton m’a plu, parce qu’il sonnait juste.

Élisabeth, si vous voulez établir une relation franche avec moi, il faut que vous me persuadiez que cette sincérité est réelle. Alors seulement, je pourrais peut-être, à mon tour, me livrer. Et vous écrire comme à une amie.

Si vous voulez obtenir quelque chose de moi, il faut que vous me livriez d’abord quelques éléments sur vous. Des confidences.

Je suis un plongeur, un apnéiste. Je ne peux envisager une relation — même par lettre, même ici, dans cette prison — qu’en termes de profondeur. C’est au fond de vous-même que je lirai la vérité de notre échange. C’est en plongeant sous votre chair que je saurai si, oui ou non, je peux vous écouter, me rapprocher de vous.

Accepterez-vous de vous confier ? J’attends votre réponse. Notre avenir est entre vos mains. Vous seule déterminerez la nature de notre apnée.

À bientôt,

JACQUES REVERDI

Comme la première fois, Marc demeura pétrifié. Mais sa stupéfaction était cette fois d’une autre nature. Il était incrédule face à l’ampleur de sa victoire. Jamais il n’aurait pu imaginer un virage aussi radical, dans un délai aussi court. Était-ce un piège ? Mais de quel piège pouvait-il s’agir ? Et pour attraper quoi ?

Non. Le changement de ton avait été payant, voilà tout. Le prédateur avait senti la sincérité de la deuxième lettre. À cela s’ajoutaient l’ennui, la solitude, la cruauté de la prison. Même un Reverdi, dans un tel contexte, devait être plus sensible aux sollicitations extérieures.

Sans quitter ses gants, Marc attrapa le feutre et le bloc qu’il utilisait pour ses brouillons. Sa réponse tenait en deux mots : « Bien sûr. » Il accorderait toutes les confidences que le tueur exigerait.

Tout en rédigeant sa lettre, Marc tremblait d’excitation. S’il continuait ainsi, s’il ne commettait pas d’erreur, il obtiendrait de vraies confessions : il en était certain. Au seuil de la mort, l’assassin lui dirait tout. Alors, peut-être, il comprendrait la pulsion criminelle. Il contemplerait l’étincelle noire.

En trente minutes, il avait achevé son texte. La rédaction, de la main d’Élisabeth, lui prit une autre demi-heure. Il s’améliorait dans chaque discipline : conception du message, rédaction manuscrite… Comme les deux premières fois, il fit une copie grâce à son fax. Archives personnelles. Puis il regarda sa montre : onze heures trente.

De nouveau, il courut jusqu’à la poste de la rue Saint-Lazare. On était samedi et le bureau fermait à midi. En chemin, un passage inquiétant de la lettre de Reverdi lui revint à l’esprit, ternissant sa joie : « C’est en plongeant sous votre chair que je saurai si, oui ou non, je peux vous écouter, me rapprocher de vous… » Lorsqu’un homme ordinaire vous écrit cela, c’est étrange. Mais lorsqu’il s’agit d’un tueur capable d’enfoncer vingt-sept fois son couteau dans le corps d’une femme, il y a de quoi prendre la formule au pied de la lettre…

Marc se raisonna. Le monstre était sous les verrous. Dans quelques mois, il serait exécuté. D’ici là, Marc devait jouer serré et arracher son secret.

En passant le seuil de l’agence, il se sentait de nouveau léger. Lorsqu’il glissa sa lettre et demanda « en express », il fut même pris d’une sorte d’ivresse. Il franchissait un nouveau cap. Nouvelle pression, nouveaux risques… La postière demanda :

— Vous avez dit quelque chose ?

Marc fit signe que non, mais ses lèvres l’avaient trahi. À l’idée de sa plongée, il avait murmuré : « Attention à la syncope. »

21

Mercredi 2 avril 2003, réfectoire de la prison de Kanara.

Depuis deux semaines, ils avaient droit à des images télévisées, nocturnes, abstraites, de la nouvelle guerre du Golfe. Des pétales de lumière. Des bouquets de soufre. Des sillons de feu sur fond de nuit verdâtre. Avec des commentaires pro-irakiens qui se limitaient à la solidarité naturelle entre musulmans. En prison, ces événements prenaient une résonance lointaine et vague. Tout le monde s’en foutait.

Mais ce soir, c’était différent.

Les images diffusées étaient autrement proches.

Et angoissantes.

Un homme, le visage barré par un masque hygiénique, portant des gants chirurgicaux et un sac-poubelle en guise de combinaison, nettoyait avec application un hall d’immeuble. Le commentaire précisait qu’il s’agissait d’un complexe résidentiel de Kowloon, sur la partie continentale de Hongkong, où plus de deux cent cinquante familles avaient été placées en quarantaine.

Dans le réfectoire, chaque détenu regardait l’écran en silence, comme s’il contemplait les prémices de la fin du monde. Debout au fond de la salle, Jacques Reverdi considérait lui aussi cette scène, en se demandant, pour la millième fois, quel profit il pourrait tirer du SRAS. Son instinct guerrier lui soufflait qu’il y avait quelque chose à puiser dans ce contexte. Mais quoi ?

Depuis environ deux mois, on parlait de la maladie. Les Chinois avaient commencé à raconter que Hongkong et la province de Guangdong, dans le Sud, en Chine méridionale, étaient frappés par une épidémie de grippe mortelle. Peu à peu, on avait appris que cette grippe était une pneumonie inhabituelle — « atypique » disaient les journaux. Au mois de mars, la nouvelle fut officielle : une pneumonie, de nature inconnue, très virulente, se propageait à Hongkong et à Canton, provoquant des centaines de morts. La contamination se développait aussi en Asie du Sud-Est. On évoquait des cas mortels dans les pays frontaliers à Hanoi au Vietnam, à Singapour.

La panique n’avait pas été longue à se répandre dans la taule. Les Chinois furent d’abord placés en quarantaine. Plus personne ne voulait les approcher, comme s’ils étaient déjà atteints par le virus. Ensuite, des détenus montrèrent des signes de la maladie. Fièvre, sueur, toux… Des symptômes psychologiques, mais les masques hygiéniques s’arrachaient déjà à prix d’or. Ainsi que les médicaments chinois traditionnels, amulettes, vinaigre…

Et les informations continuaient d’affluer, de plus en plus alarmantes : l’alerte mondiale avait sonné. On décrivait la maladie comme une affection foudroyante. Elle tuait en quelques jours, sans possibilité de soins. Et il suffisait d’une infime parcelle de salive ou de sueur contaminée pour la contracter.

Reverdi refusait de s’inquiéter. Au fil de ses voyages, il en avait vu d’autres. Il avait croisé la lèpre, la peste, et nombre d’affections contagieuses. D’ailleurs, il était déjà condamné. Mais il devait admettre que les news n’étaient pas très encourageantes. Il était même surpris que les autorités pénitentiaires laissent filtrer de telles informations. Chacun ruminait cette certitude : si le SRAS pénétrait dans la prison, tout le monde y passerait, en quelques semaines. Kanara se transformerait en un monstrueux bouillon de mort.

Le programme télévisé passa à la guerre en Irak, mais plus personne n’écoutait. La rumeur montait déjà, dans le réfectoire. Des voix demandaient pourquoi les prisonniers qui nettoyaient la taule ne portaient aucune protection. D’autres parlaient d’une pétition pour qu’on place les Chinois dans un autre bâtiment. Les Chinois eux-mêmes, relégués dans un coin, commençaient à gueuler. Tout cela puait la baston imminente.