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— Les troisièmes chiottes à gauche en partant de la porte, ordonna Reverdi à voix basse. Derrière la chasse d’eau. Une lettre.

— Qu’est-ce que… Qu’est-ce que vous racontez ?

Reverdi l’attrapa par le revers de sa veste — avec son dos, il cachait la scène au planton :

— Écoute-moi, fils de pute. J’ai bouffe des cili padi (piments) hier soir pour être dans cet état-là aujourd’hui. Pour m’arrêter dans ces chiottes au moment de la visite.

— Vous savez bien que je peux pas…

— Ta gueule. En sortant d’ici, fais comme moi. Va pisser. Prends la lettre. Glisse-la dans ton froc. Troisièmes chiottes en partant de la porte.

— Qu’est-ce… qu’est-ce que je dois en faire ?

— Tu l’envoies de ton bureau de Kuala Lumpur. Dans les conditions que je vais t’expliquer. L’adresse est sur l’enveloppe.

Reverdi relâcha son étreinte. Un violent spasme lui secoua les tripes et les fit revenir, en un crépitement atroce, façon rognons flambés dans une poêle. Il n’était pas sûr de ne pas se chier dessus, là, en plein parloir.

— Ce… Ce n’est pas régulier, risqua encore Jimmy.

— Qu’est-ce qui est régulier ? demanda-t-il en serrant les fesses. Les petites filles que tu défonces ?

— Si vous comptez me faire chanter, je…

— Tu vas faire ce que je te demande et basta.

L’avocat passa un index dans son col de chemise :

— Imaginez qu’on me surprenne. Cela compromettrait mon travail dans ce…

— Fais ce que je te dis. Envoie cette lettre. (Il grimaça un sourire.) Mais attention. Ne t’avise pas de la lire. Elle est comme une cicatrice. Si tu tentes de l’ouvrir, je le sentirai dans ma chair. Dans ce cas, je te promets de belles représailles.

23

— Il ne s’agit pas de drogue, au moins ?

Marc ne répondit pas. Il regardait, à travers la glace, le pli entre les mains d’Alain. Il était stupéfait. Il était venu à la poste, comme chaque matin, mais il n’attendait rien avant le 20 avril.

Or, aujourd’hui 15 avril, une lettre était là.

Une enveloppe plastifiée aux initiales DHL.

— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? demanda le postier.

— Je n’en sais rien.

— Ça vient encore de Malaisie. (Alain se pencha, regarda autour de lui, puis murmura, près de la vitre :) Ça sent l’embrouille votre histoire…

Marc conserva le silence. Il avait seulement envie de passer par-dessus le comptoir pour attraper l’enveloppe.

— Depuis que vous avez ouvert cette adresse en poste restante, vous n’avez reçu que trois lettres. Toujours de Malaisie. Qu’est-ce que ça signifie ?

— Ne vous en faites pas. Je peux avoir ma lettre ?

Le postier fit mine de ne pas la lâcher :

— Et votre amie, comment va-t-elle ?

— Mon amie ?

Alain sourit en contemplant le visage de Marc, pris en flagrant délit d’oubli. Il lut sur l’enveloppe le nom de la destinataire :

— Élisabeth Bremen. Votre copine, soi-disant alitée. Qui ne reçoit que des lettres de Malaisie.

— Elle a passé pas mal de temps là-bas, improvisa Marc, comprenant enfin que la situation tournait au vinaigre. Elle est étudiante en économie.

— Et sa hanche ?

— Sa hanche ?

— Son accident. Le volley-ball.

Marc avait un mal fou à se concentrer sur les questions d’Alain. Ses pensées tournoyaient : Reverdi s’était donc débrouillé pour lui envoyer sa réponse en expédition rapide, à l’abri des contrôles de la prison. Qu’y avait-il dans ce pli ?

— Elle se remet, dit-il avec effort. Elle en a encore pour plusieurs semaines au lit. Vous me filez ma lettre, oui ou merde ?

Alain se raidit. Avec lenteur, comme à regret, il plaça le pli plastifié dans le tambour qui jouxtait le guichet.

— C’est pour ses études, sourit Marc. Ne vous en faites pas.

Il attrapa l’enveloppe. Tout de suite, il aperçut, en haut à gauche, l’adresse de l’expéditeur.

JIMMY WONG-FAT
7TH FLOOR, WISMA HAMZAH-KWONG HING
NO 1. LEBOH AMPANG
50 100 KUALA LUMPUR, MALAYSIA

L’avocat de Jacques Reverdi ; il se souvenait de son nom. Leur échange allait maintenant passer par lui — sans doute pour plus de discrétion.

Marc sortit de la poste comme un dément. Il devait se faire violence pour ne pas déchirer, là, sur le trottoir, la bordure adhésive du pli.

Il courut jusqu’à son atelier, serrant son bien sur son cœur.

Kanara, le 10 avril 2003

Chère Élisabeth,

Tu acceptes les règles de notre partage et je m’en réjouis. C’est donc toi qui vas parler, avant que je ne prenne moi-même la parole.

Tu l’as compris : j’ai besoin de gages.

Et ces gages sont écarlates.

Il existe une traduction de la Bible qu’on appelle la « Bible de Jérusalem », dans laquelle un passage m’a toujours frappé. Il s’agit de la Genèse, 9, 1 à 6. Ces chiffres ne te disent sans doute rien : il s’agit simplement de la fin de l’histoire de Noé et de son arche.

On garde toujours une image positive de ce personnage qui revient, accompagné par les couples d’animaux, pour peupler la terre. La vérité est plus cruelle : Noé revient avec la nourriture des hommes. Après le déluge, la colère de Yahvé est tombée. L’espèce humaine peut vivre, mais elle le peut seulement en sacrifiant les animaux. C’est la faveur accordée par Dieu : les hommes peuvent maintenant tuer les bêtes et s’en nourrir.

Mais Yahvé précise une chose, essentielle : ils n’auront pas le droit de boire le sang, qui est « Sa » propriété. C’est une constante, dans toutes les religions : le sang est toujours versé sur l’autel, personne ne doit y toucher. Parce que le sang, et, à ce sujet, la Bible de Jérusalem est explicite, c’est l’âme de la chair. Et l’âme appartient à Dieu.

Pourquoi je te raconte cela ? Parce que cette idée correspond à une vérité profonde. Montre-moi ton sang, je te dirai qui tu es…

Quelques questions suffiront. Réponds-moi avec précision et je t’ouvrirai, en échange, les portes de mon esprit.

Dans ta première lettre, tu m’écris que tu as vingt-quatre ans. Je suppose que tu n’as pas encore vécu de nombreuses histoires d’amour. Mais je suppose aussi que tu n’es plus une jeune fille. Es-tu passée à l’acte, Élisabeth ? À quel âge ? Te souviens-tu de cette première nuit ?

Je ne veux pas les détails sentimentaux. Une seule chose m’intéresse : as-tu regardé, après l’acte, les traces de toi-même laissées entre les draps ? As-tu eu ce regard, discret, presque réflexe, sur ces quelques parcelles de toi-même que tu abandonnais à jamais ?

Te souviens-tu de la couleur de ce sang ? Décris-moi ces petites îles brunes, Élisabeth, en détail, et avec tes mots. Raconte-moi ce que tu as éprouvé, lorsque tu as pris conscience de cette perte. Ce sang perdu, c’était un peu de ton âme que tu sacrifiais.

Remontons le temps encore.

Avant la perte de la virginité, il y a eu un autre cap. La matrice féminine s’est éveillée en toi. Là encore, du sang. Là encore, un non-retour… Comment s’est passée cette autre « première fois » ? Je ne te demande pas les circonstances. Je veux seulement que tu me décrives cette première saison, tiède et inconnue.