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Plonge dans tes souvenirs et trouve les mots justes pour me donner à voir, là, sur la page, la couleur de ce liquide intime… Parle-moi aussi d’aujourd’hui : comment est ton sang menstruel ? Comment vis-tu ce flux régulier ?

Dernière question — tu vois, je ne te demande pas grand-chose… As-tu le souvenir d’une blessure, accident ou autre, où ton sang aurait coulé ? Quelle était sa couleur ? Qu’as-tu ressenti à sa vue ? Sous la douleur, n’y avait-il pas d’autres sensations, plus troubles ? Une volupté vague, née de cette émergence du sang, de cette expansion face au monde extérieur ?

Je m’arrête : je ne veux pas influencer tes réponses. Écris-moi vite, Élisabeth. Que tes confidences scellent notre pacte, comme ces enfants qui s’entaillent les poignets pour mêler leurs sangs.

Dernier point, essentiel : dans ta prochaine lettre, glisse un portrait photographique. Je veux, absolument, contempler ton visage. Et le visualiser lorsque je penserai à toi.

Enfin, précision technique : il n’est plus question que nos échanges passent par l’adresse de la prison. Tu dois maintenant envoyer tes lettres à l’adresse de mon avocat, par DHL. Si nos liens doivent se resserrer, qu’ils soient aussi plus rapides. J’attends de te lire — et de te voir.

JACQUES

Marc était glacé — et brûlant à la fois. Le prédateur sortait du bois.

Il révélait sa nature vicieuse et violente. Son obsession du sang. En soi, c’était déjà un scoop. Mais ce virage était aussi angoissant : Reverdi s’approchait d’Élisabeth comme d’une proie. Il voulait la renifler. Sentir son sang. Pourquoi ? Pour mieux l’imaginer lacérée de coups de couteau ?

Marc tendit devant lui ses mains, toujours gantées : elles tremblaient par secousses. D’excitation et de peur. Plutôt que de réfléchir des heures à la faille tectonique qu’il venait d’ouvrir, il se leva.

Il n’avait qu’une seule chose à faire. Se mettre en quête des réponses exigées.

24

— Vous venez pour votre femme ?

— Je ne suis pas marié.

— Une amie à vous ?

— Non… Je, enfin…

— Enfin quoi ?

La gynécologue souriait mais sa voix trahissait l’impatience.

Son visage ridé était brun et rond comme une galette de sarrasin. Il en émanait la même douceur, la même saveur familière. Ses cheveux courts, très blancs, contrastaient avec sa peau sombre et en renforçaient le caractère usé, réconfortant.

Le bureau cadrait avec cette impression bienveillante : on respirait ici une intimité de meubles anciens, de bibelots vernis, patinés par les âges et les mains. Les femmes enceintes devaient apprécier ce refuge, en plein 6e arrondissement.

— Je reçois très peu d’hommes ici, reprit-elle face au silence de Marc.

Il s’attendait à la remarque. Il avait préparé un mensonge :

— Je suis écrivain. Dans mon prochain roman, le personnage central est une femme. Or, je n’y connais rien. Je veux dire : sur ce qui constitue l’intimité d’une femme.

— Qu’est-ce que vous appelez « intimité » ?

— Eh bien… Je veux vraiment donner l’impression d’être à sa place, vous comprenez ? Je voudrais notamment retracer quelques souvenirs… marqués par le sang. Le sang des règles. De la virginité. Des blessures.

— Pourquoi le sang ?

Elle le fixait de ses yeux sombres. Ils avaient la couleur grise des perles noires. Mal à l’aise, Marc rajusta sa veste :

— Appelons ça la « licence » de l’auteur. Je pense que c’est un symbole fort.

La vieille femme n’avait pas l’air convaincu. L’entrevue menaçait d’être plus difficile que prévu. Il avait obtenu ce rendez-vous in extremis, après une journée d’enquête inutile.

Il avait d’abord potassé les livres de gynécologie, dans les librairies spécialisées — il n’y avait rien compris. Et ces ouvrages ne possédaient pas l’essentiel : le grain personnel, la voix du témoignage. Il s’était décidé, le lendemain, à consulter une spécialiste. Cette gynécologue était la seule à lui avoir proposé un rendez-vous dans la journée, à dix-neuf heures.

— Que voulez-vous savoir au juste ?

Il sortit un bloc et un crayon :

— Ça ne vous dérange pas si je prends des notes ?

Elle eut un geste de désinvolture.

— Pour commencer, j’aimerais savoir si le sang des hommes et celui des femmes ont la même composition.

— Bien sûr que non.

— Qu’est-ce qui change ?

— Les hormones. Le sang de la femme est chargé d’œstrogènes et de progestérone.

Marc écrivit les termes en phonétique — il n’osait pas lui faire répéter.

— Ces hormones jouent-elles un rôle sur la couleur du sang ?

— Non. Sur l’humeur, plutôt. Les changements brusques de dosages, au fil du cycle menstruel, créent des sautes d’humeur, des périodes de dépression. Je suis parfois obligée de prescrire des patchs de progestérone, pour éviter les coups de cafard.

— Pouvez-vous me parler du sang des règles ?

— De quel point de vue ?

— Son aspect. Sa couleur. D’abord, s’agit-il d’un sang très abondant ?

La spécialiste s’accorda un temps de réflexion. Son teint de brique s’absorbait dans le demi-jour.

— C’est variable d’une femme à l’autre. Les règles sont parfois très importantes. Parfois, il ne s’agit que de quelques gouttes. Cela change aussi au fil de la vie. Les jeunes filles saignent souvent comme des fontaines. Leur mécanique n’est pas encore réglée.

— Et la couleur ? Est-elle toujours la même ?

— En général, oui. Un sang sombre. Veineux, peu oxygéné.

— Excusez-moi. Je ne comprends pas la relation entre ces mots.

— On doit vraiment reprendre par le début… Le corps humain est irrigué par deux circuits. Le premier, celui des artères, part du cœur et diffuse dans les organes un sang chargé d’oxygène. Le second, le réseau des veines, constitue le voyage retour, quand l’hémoglobine ne contient plus beaucoup d’oxygène. Il est donc beaucoup plus sombre.

— Quel est le rapport ?

— C’est l’oxygène qui donne sa teinte claire au sang.

— Pourquoi les règles appartiennent-elles au deuxième circuit ?

— C’est un vrai cours d’anatomie, dites donc… La femme possède, sur la paroi de son utérus, une muqueuse qui se gonfle de sang au fil du cycle. Des réserves pour l’embryon à venir. La mère nourrit son fœtus comme elle nourrit ses muscles et ses fibres : avec son hémoglobine. En fin d’ovulation, s’il n’y a pas d’embryon, l’utérus réagit automatiquement et laisse s’écouler ces réserves inutiles. Ce sont les règles. Même si le sang n’a pas servi au fœtus, il s’est vidé de son oxygène. Il est donc plutôt foncé. Et terni encore par les particules de la muqueuse.

Tout en écrivant, Marc cherchait à imaginer ce liquide qu’il n’avait jamais vu :

— S’il contient des particules, il n’est pas très fluide ?

— Non. Plutôt épais, un peu boueux.

Penché sur son bloc, il notait chaque adjectif, chaque caractéristique. La vieille dame n’allumait pas et le bureau devenait de plus en plus sombre.

— Passons au sang, disons, de la virginité…

La gynécologue regarda rapidement sa montre — ce rendez-vous devait lui paraître ridicule.

— Pouvez-vous m’expliquer le phénomène ? (Il eut un petit rire gêné.) Il faudrait reprendre de zéro de ce côté-là aussi.