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Il fallait chercher ailleurs, et Marc avait déjà son idée.

D’autant plus qu’il n’était ici qu’à deux pas.

25

Le flou, c’est le seul moyen de capter la beauté.

Le colosse sortit la pellicule et la marqua d’un coup de dent. Il enfourna un nouveau film dans le boîtier :

— La beauté n’a rien à foutre d’une image précise, superpiquée. Je te parle pas de l’apparence, Khadidja, mais de l’esprit. Le « spirit », tu piges ? Tourne-toi. Non. De trois quarts. Voilà.

Un flash l’éclaboussa, suivi d’un long sifflement. Khadidja hésitait à signaler au géant qu’elle était en train de passer un doctorat de philosophie et que ses considérations à deux balles sur le flou, l’esprit et la beauté auraient fait bonne figure dans un bêtisier de la pensée esthétique. Mais tout le monde était d’accord : Vincent Timpani était un photographe génial. Dans le petit monde des mannequins, on ne parlait que de lui et de ses composites flous, qui séduisaient tous les magazines et les couturiers. Il enchaîna, comme en écho :

— C’est pour ça que mes photos marchent. Même ces tarés de bookers et ces connasses de rédactrices perçoivent la différence. Seule une photo tremblée peut saisir l’essence du sujet. Fixer ce qui est immatériel. Tourne-toi encore. Très bien. Quand je lève la main, tu fais un pas en avant puis tu reviens en position…

En d’autres circonstances, elle aurait trouvé tout cela ridicule. Mais elle évoluait dans un univers grotesque : il fallait qu’elle s’adapte. Et cette séance, elle l’avait voulue. Elle avait bossé dur, économisé — et même renoncé à passer son permis de conduire pour payer, de sa poche, ces nouveaux clichés. Les dernières marches vers la gloire.

— Maintenant. Tu me regardes. Quand je te le dis, tu te décales sur la droite… Vas-y… OK… (Un nouveau flash claqua.) Dans la philosophie bouddhiste…

Khadidja n’écoutait plus. En réalité, ce pachyderme au costume chiffonné lui plaisait. Dans le milieu de la mode, on devait le considérer comme un ours échappé d’un cirque, qui aurait réussi à ôter sa muselière. Il était lourd, grossier, parfaitement décalé. Mais il était aussi franc, joyeux, et semblait avoir vécu une autre vie avant celle-ci. Et puis, il était le premier type depuis des mois qui ne lui avait pas demandé, l’air pénétré, à propos de la guerre en Irak : « En tant que musulmane, qu’est-ce que tu en penses ? »

— Maintenant, tu t’assois en tailleur. Voilà… Super. Attention : nuque droite. À mon signal, tu te penches en avant et… merde.

Le flash ne s’était pas déclenché. Vincent cria, au-delà des parapluies de lumière :

— Qu’est-ce qui se passe avec les Balcar ?

Lourd silence en réponse. Machinalement, Khadidja entoura ses épaules de ses bras comme si elle était nue. Elle portait en réalité une robe étroite, composée de damiers pastel qui lui rappelaient les colliers de bonbons qu’elle suçait quand elle était petite.

Le photographe hurlait maintenant, appuyant sauvagement sur la télécommande qu’il venait d’arracher du boîtier :

Qu’est-ce qu’ils ont encore, ces putains de Balcar ! Arnaud ? ARNAUD !

Une silhouette se mit en mouvement, fonçant sur les groupes générateurs posés au pied des projecteurs. Vincent souffla :

— OK, Khadidja. On fait une pause. Moi, j’travaille pas dans ces conditions.

— Moi non plus.

C’était une plaisanterie, mais personne ne l’entendit. Khadidja se glissa dans l’ombre comme dans une piscine bienfaisante. Ses yeux retrouvèrent avec bonheur l’obscurité. Elle adorait ce studio : un grand carré aux murs de ciment peint, couleur vert d’eau, peuplé seulement de parapluies de lumière et de hautes toiles colorées, au fond.

Elle s’approcha de la table lumineuse, éteinte, où étaient déployés ses premiers polaroïds. Pour se donner une contenance, elle fit mine de les passer en revue. Une faible musique grésillait quelque part — moitié ethnique, moitié électronique.

— Vous buvez quelque chose ?

Elle se tourna vers la voix et découvrit un homme trapu devant le réfrigérateur ouvert. Sa silhouette se découpait à contre-jour sur la lumière glacée : épaules larges, bras courts. Un lutteur miniature, en veste anglaise et manchettes blanches.

— Un Coca, acquiesça-t-elle.

— Light ?

— Non.

L’homme plongea dans le frigo puis s’approcha, une canette de Coca dans une main, une bouteille de bière dans l’autre.

— Le sucre, ce n’est plus le pire ennemi du mannequin ?

— Je ne suis pas encore mannequin. J’en profite.

Elle rit, sans conviction, en saisissant la canette. Elle détestait ce ton badin, cette légèreté convenue, d’usage à Paris, qui ne rimait à rien. L’inconnu sourit, sans doute pour lui faire plaisir, puis se pencha sur ses photographies : des premiers essais, sans maquillage.

Pendant qu’il contemplait les polaroïds, elle le détailla. Rarement, elle avait vu un personnage si original. Il était roux et portait, horreur absolue, la moustache. Ses cheveux, très fins, versaient en une mèche légère, lisse comme du caramel glacé, et son look, veste à carreaux et col anglais, accentuait encore son allure « british », tendance Sherlock Holmes.

Il buvait sa bière à petites goulées, ne cessant de balayer sa mèche d’un geste sec. Il y avait chez lui quelque chose de forcé, de brutal. Et en même temps, elle sentait, avec ses antennes de Mère Teresa, une vulnérabilité, une blessure. Elle respirait aussi l’odeur d’une dépendance. Ce type était drogué — pas à l’héroïne ni à la coke. Autre chose encore…

— Je ne vous dis rien sur votre physique, finit-il par dire en relevant la tête. On a déjà dû tout vous dire.

— Tout, c’est le mot.

Elle se creusa la tête pour être drôle, futée, parisienne, mais rien ne vint. La voix de Vincent la sauva :

— Vous avez fait connaissance ?

Il sortait du local de développement. Il s’approcha de son pas lourd, faisant bringuebaler ses poches, puis attrapa, entre les mains de l’autre, la bouteille de bière :

— Khadidja Kacem, dit-il en la désignant du goulot. « Future étoile éphémère » de notre petit monde vaniteux. D’ailleurs, elle ne le sait pas encore mais tout ça (il désigna le studio) est gratuit pour elle. Oui, ma reine : si tu es d’accord, on s’associe. Tu payes rien pour les clichés mais on s’entend sur les contrats à venir.

Khadidja était stupéfaite — elle ne savait pas s’il s’agissait d’une arnaque ou au contraire d’une aubaine. Elle ignorait même si c’était possible, contractuellement, avec son agence. Pour l’heure, elle souffla :

— Eh bien, merci, je…

— Marc Dupeyrat, coupa Vincent en enroulant d’un bras amical les épaules du rouquin. Mon meilleur ami. Et le journaliste le plus tenace que je connaisse. Lui et moi, on a fait les quatre cents coups, il y a longtemps.

L’homme se cassa en deux, en guise de salut.

— Vous travaillez pour quel journal ? demanda-t-elle.

Ce fut Vincent qui répondit :

— Le Limier. (Il fit un clin d’œil à son ami.) Un journal de faits divers.

— Je… je connais pas, avoua Khadidja.

Le journaliste replaça encore sa mèche :

— Vous ne perdez rien.

Khadidja détestait les hommes qui se dévalorisaient à plaisir. C’était en général le signe d’une vanité excessive. Comme si, dans une autre vie, ils auraient pu valoir beaucoup plus. Ou qu’ils se plaçaient si haut, de toute façon, qu’ils pouvaient dédaigner leur propre existence.