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— Un chasseur de crimes, reprit Vincent. Un amateur de cadavres bien saignants. M. Dupeyrat pourrait diriger une des plus grandes rédactions de Paris, mais non : il préfère passer sa vie dans les tribunaux d’assises et sur les scènes de crimes…

Khadidja n’écoutait plus. Elle prenait conscience que chaque détail s’aiguisait, vibrait, chantait littéralement sous sa chair. La pureté des murs verts et nus du studio ; le parfum de la laque sur ses cheveux ; la lourdeur des bijoux d’argent qui pesaient sur sa peau… Chaque sensation se cristallisait, gagnait en acuité, immortalisait l’instant. Elle connaissait ces symptômes, cette secrète effervescence de tout son être. L’excitation amoureuse. Vincent la sauva une nouvelle fois :

— C’est pas tout ça, faut qu’on y retourne. Le flou, ça n’attend pas.

Il frappa dans ses mains :

— On reprend le boulot ! Arnaud : c’est bon, les Balcar ?

Khadidja suivit du regard Vincent, qui fonçait vers le plateau.

Malgré son poids, il déclenchait, dès qu’il s’agitait, une espèce de sillage de fièvre, un tracé luminescent. Marc murmura :

— Allez-y. Il n’est pas du genre patient.

Khadidja sourit et chercha encore quelque chose à dire. Pas la moindre idée. Merde. Elle regagna le plateau. Le maquilleur l’arrêta à l’orée des projecteurs, brandissant ses pinceaux. Malgré elle, elle lança un regard vers la pénombre. Elle aurait juré que le journaliste l’observait, mais d’un air préoccupé, presque contrarié. « Un drogué, se dit-elle encore. Un homme qui vit dans une obsession que nul ne peut partager. » Et elle sentit une chaleur monter en elle…

Le maquilleur la libéra. Elle plongea dans l’arène. Elle avait la délicieuse impression d’être une princesse, au centre de tous les regards. Vincent ordonna :

— On reprend la même position, en tailleur. Très pur. Tu fais ressortir ton côté zen.

Khadidja sourit à cette nouvelle connerie et s’exécuta. Elle se sentait en suspens, transcendée par le nouveau sentiment qui l’emplissait. Une eau volatile, plus légère que l’air.

À ce moment, malgré sa gaieté, malgré les projecteurs, tout s’assombrit. Elle venait de songer à son propre secret.

Sa malédiction qui lui interdisait l’amour.

La brûlure indienne.

Les petites filles appellent ainsi la torture qu’elles s’infligent les unes aux autres. Cela consiste à serrer le poignet de sa victime avec les deux mains, puis à les tourner en sens inverse, créant un frottement douloureux.

La brûlure indienne.

La torture portait bien son nom. Lorsqu’elle était enfant, Khadidja imaginait toujours les Indiens vrillant un morceau de bois dans un lit de feuilles sèches, faisant naître un filet de fumée puis, peu à peu, quelques étincelles…

C’était exactement ce qu’elle ressentait lorsqu’elle faisait l’amour. La souffrance qu’elle subissait quand on la pénétrait. Le frottement des chairs restées sèches, près de s’enflammer. Elle avait consulté plusieurs gynécologues. Le diagnostic était toujours le même : elle souffrait d’une absence de sécrétions vaginales. Il n’y avait pas d’explication pathologique. « Tout est dans la tête », lui répétait-on.

Sans blague ? Les médecins lui parlaient de frigidité, de blocage, de thérapie… On lui prescrivait aussi des médicaments, des pommades, pour les « cas d’urgence », tout en lui glissant l’adresse d’un spécialiste — un psychiatre sexologue.

Khadidja acquiesçait, sans préciser qu’elle avait déjà subi cinq ans d’analyse qui lui avaient permis de « dépasser » quelques-uns de ses traumatismes, notamment son éducation sous le signe de l’héroïne. Mais ces années d’introspection n’avaient rien pu faire contre le feu. Khadidja brûlait encore. Asséchée pour toujours. Un vrai désert, peuplé d’os d’animaux morts, blanchis par le soleil.

Pourtant, elle tombait souvent amoureuse. Un regard, un sourire suffisait, sur les bancs des amphithéâtres. Ou même au self, à Cachan. Elle se sentait alors tout endolorie, presque grippée. Pour elle, l’amour était cette irradiation fiévreuse, mais aussi réconfortante, qui remontait sous ses seins, étoilait tout son torse. Un corail rouge : c’était ainsi qu’elle visualisait le désir qui s’ouvrait en elle. En retour, bien sûr, elle remportait un succès unanime. Une vraie reine de Saba, qui subjuguait les hommes. Mais très vite, ils semblaient comprendre que quelque chose clochait. Ils sentaient, avec leur instinct très sûr pour éviter toute complication, que Khadidja n’était pas comme les autres. Trop sombre, trop tordue…

— Ho, Khadidja ? Qu’est-ce que tu fous ? Je te demande, pour la dernière fois, de te lever : c’est possible, tu crois ?

Elle s’exécuta. Entre deux flashes, elle tentait d’apercevoir le rouquin. Était-il toujours là ? La regardait-il ? Elle se sentait attirée par ce journaliste énigmatique. En même temps, tous ses capteurs la prévenaient du danger : un obsédé, indifférent aux autres, rivé sur ses hantises.

— Tourne-toi, maintenant. Stop ! Voilà, de trois quarts… Très bien.

Elle avait beau se concentrer sur l’ombre des parapluies : personne.

— Khadidja ? Merde. Tu peux me virer ce sourire béat, ouais ?

Elle venait enfin de le repérer, près de la table lumineuse. Et, à l’instant exact où elle l’apercevait, s’était produit un miracle. Une scène d’amour comme il n’en survenait que dans les comédies musicales égyptiennes dont elle raffolait.

Se croyant à l’abri des regards, le journaliste avait volé un de ses polaroïds et l’avait glissé dans sa poche.

26

Quand Jacques Reverdi apprit qu’une visite médicale « monstre » était organisée dans la prison pour détecter d’éventuels cas de SRAS, il sut que c’était le coup de chance qu’il attendait. Mais il ne voyait pas comment profiter, concrètement, de l’occasion. Il y avait réfléchi durant quatre jours sans trouver de réponse.

Maintenant, le 23 avril, à onze heures du matin, il attendait son tour, dans l’immense file d’attente, et n’avait toujours pas la moindre idée.

En réalité, à cet instant, il s’en foutait.

Parce que depuis deux jours, il était encore sous le choc.

Le choc du visage.

Il n’avait jamais compris le mépris qui planait sur le critère physique, lorsqu’il s’agissait de juger une femme. Comme si elle devait avant tout être un génie, une sainte, une mère, dégoulinante de qualités morales. Comme si l’apprécier, l’adorer pour son visage, son corps, son apparence, était une injure. Les femmes elles-mêmes voulaient toujours être aimées pour leur « beauté intérieure ».

Pures conneries.

Le don de Dieu, le seul, était la beauté physique. Le visage, surtout. Le miracle de l’harmonie, de l’équilibre, s’y concentrait. Et intimait le silence. Pas un mot, pas un souffle… Il fallait admirer, c’était tout. Le reste n’était que scories, souillures, pollution. Tout ce qu’on appelait « échange », « partage », « connaissance de l’autre » n’était que mensonges. Pour une raison simple : dès qu’une femme parlait, elle mentait. Elle ne pouvait s’exprimer autrement. C’était sa nature ancestrale. La gangue difforme, repliée, sournoise dont elle ne pouvait s’extraire.

Il avait toujours choisi ses compagnes pour leur beauté. Croiser un visage dans la rue : c’était à la fois aussi simple et difficile que cela. Ensuite, ce n’était que stratégie, calcul, manipulation. Dès qu’il parlait à son « élue », il commençait lui-même à mentir. Il pénétrait dans le cercle abject de la relation humaine. Alors même que ces femmes croyaient le découvrir, le cerner, elles ne faisaient que s’éloigner de lui, s’enfonçant dans le piège qu’il leur tendait.