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Objet minuscule, chromé, aussi plat qu’une calculette.

Sourire.

Il pouvait maintenant écrire à Élisabeth.

28

Kanara, le 1er mai 2003

Pardon pour ce retard, mais je devais procéder à certains préparatifs en vue de nos nouvelles relations. De plus, je travaille maintenant à l’infirmerie de la prison, ce qui prend beaucoup de temps et d’énergie.

J’ai lu avec attention ta dernière lettre. J’ai beaucoup apprécié tes réponses. Bien plus : j’ai été séduit par ta manière de t’exprimer, de décrire ces détails qui te concernaient au plus près et qui me tiennent à cœur.

Mais surtout, j’ai découvert ton visage. Je dois t’avouer que j’ai été ébloui. Jamais je n’aurais pu soupçonner, lorsque j’ai lu ta première lettre, qu’un tel visage se cachait derrière ta grossière requête.

Élisabeth, je crois aux visages comme on croit aux cartes géographiques. On peut y lire en surface la composition des sols, l’atmosphère des régions, les jungles intérieures… Les visages recèlent la réalité interne des êtres. J’ai surpris dan : tes traits une intelligence et une volonté de comprendre qui devraient nous permettre d’aller très loin ensemble.

C’est donc à mon tour de te répondre. Mais je dois te prévenir : je n’ai pas besoin de tes questions. Je sais ce qui t’intéresse. Je sais ce que tu espères…

Pourtant, je dois te décevoir : de telles vérités ne se racontent pas. Ce sont des expériences trop fortes, trop pleines, qui saturent l’être. Je n’ai pas envie d’essayer de noircir des pages sur un tel sujet. L’appauvrir avec des mots, le souiller avec des explications.

Si tu veux comprendre mon histoire, Élisabeth, il n’y a qu’une seule voie à suivre : la mienne. Au sens littéral du terme.

Il existe, quelque part en Asie du Sud-Est, entre le tropique du Cancer et la ligne de l’Équateur, une autre ligne.

Une ligne noire.

Jalonnée de corps et d’effroi.

Tu peux la suivre aujourd’hui si tu acceptes d’être guidée, à distance, par mes conseils. Cela t’intéresse-t-il ? Bien sûr. Je peux imaginer tes yeux noirs qui étincellent, tes lèvres couleur de miel qui frémissent en lisant ma proposition…

Si tu acceptes d’effectuer ce voyage, tu comprendras ce qui s’est réellement passé sur ma route.

Ton périple ne sera pas facile. Les indices ne seront pas nombreux. Et ne compte pas sur moi pour être trop explicite. Tu devras deviner toi-même les événements, éprouver, dans ta chair, les rouages de l’histoire, les causes et les effets de la ligne noire.

À chaque étape, tu m’enverras tes conclusions. Tu décriras avec précision ce que tu as trouvé, ce que tu as compris, ce que tu as éprouvé. Si tu es sur la bonne voie, je t’offrirai de quoi avancer.

En cas d’erreur, il n’y aura pas de seconde chance.

Je retournerai à mon silence.

Il est aussi important que tu comprennes une chose. Si tu me réponds « oui », aujourd’hui, il n’y aura pas de retour en arrière. Tu seras liée à moi, à jamais. Par un secret indicible.

Enfin, dernier point, fondamental. Lorsque j’évoquerai les actes qui t’intéressent, jamais je ne dirai : « je ». Je suis peut-être l’auteur de ces actes. Mais peut-être s’agit-il d’un autre, que je connais bien, qui est près de moi, ou en liberté. Je suis le seul à posséder la réponse et je ne suis pas prêt, pour l’instant, à te la révéler.

Contente-toi de suivre « Ses » conseils.

Es-tu prête pour cette expérience, Élisabeth ? Te sens-tu assez forte pour endosser ce rôle ? Pour remonter jusqu’à la source des ténèbres ?

Écris-moi vite, par la même filière. Ensuite, nous changerons de mode de communication. Donne-moi une adresse e-mail. J’ai pu mettre au point, ici, un système qui me permettra de t’écrire, incognito, par voie électronique.

Bientôt, je ne pourrai plus sentir l’empreinte de ta main sur le papier. Ni songer à ton beau visage penché sur ta table lorsque tu m’écris. Mais alors, je t’imaginerai sur les routes d’Asie du Sud-Est.

Un jour, tu m’as confié : « Des abysses, il y en a de toutes sortes. Et tous m’intéressent. » Il est temps de me le prouver.

Je t’embrasse, ma Lise.

JACQUES

Marc ne leva pas tout de suite sa tête de sa lettre : il pleurait.

De joie. D’émotion. Et aussi de frousse.

Il avait attendu si longtemps cette nouvelle lettre. On était le 6 mai. Il faisait le siège de la poste depuis la mi-avril. Il était devenu à moitié fou à force de patienter, ne travaillant plus, ne se rasant plus, dormant à peine.

Mais le résultat valait cette souffrance.

Un meurtrier en série allait, enfin, se confesser à lui.

Mieux encore : il allait le guider, le placer dans ses propres pas.

Toujours muni de ses gants, il prit une feuille et écrivit, sans l’ombre d’une hésitation, une réponse enthousiaste, laissant un blanc pour l’adresse électronique. Il relut son texte et ne vit pas une seule modification à apporter. C’était un texte d’amour, éperdu, aveugle, d’une jeune femme prête à tout pour suivre son mentor.

Soudain, il prit conscience qu’il avait rédigé, directement, sa lettre en utilisant l’écriture manuscrite d’Élisabeth. Tout un symbole…

Il releva les yeux et contempla le mur qui lui faisait face. Il y avait placardé tous les portraits de l’apnéiste qu’il possédait. Une manière de se rapprocher de son complice-adversaire. Maintenant, une forêt de Reverdi le regardait. Triomphant, en combinaison de plongée. Souriant, face au soleil des Tropiques. Maussade, en gros plan, le menton barré par une ardoise anthropométrique…

« Il existe, quelque part en Asie du Sud-Est, entre le tropique du Cancer et la ligne de l’Équateur, une autre ligne.

Une ligne noire.

Jalonnée de corps et d’effroi. »

Marc sourit, les yeux brûlants de larmes :

— Combien en as-tu tué, mon salaud ?

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Première priorité : l’adresse e-mail. Marc fonça dans un cybercafé, situé près de l’avenue Trudaine. Il était hors de question d’utiliser son propre ordinateur pour ouvrir une boîte aux lettres électronique au nom d’Élisabeth. Il n’y connaissait rien en technologie mais il était certain que l’initialisation d’une adresse électronique laissait des traces.

Assis devant un PC anonyme, il choisit un serveur d’origine française, « Voilà », et remplit le questionnaire préalable afin de créer une boîte aux lettres gratuite — tout paiement laissant également une empreinte.

Chaque renseignement qu’il donna était faux, et concernait exclusivement Élisabeth Bremen, une Parisienne de vingt-quatre ans qui n’existait pas. Il inventa une adresse personnelle, dans le 9e arrondissement, pour plus de cohérence, une date de naissance, un mot de passe, puis choisit un libellé électronique. « lisbeth@voila.fr ».

Telle était sa clé pour les ténèbres.

Ensuite, il fila avec sa lettre au bureau de dépôt de DHL, dans la gare de Bercy — pas question de faire prendre son pli à son adresse personnelle. À midi, il avait réglé ce premier problème. Il repartit d’humeur joyeuse. Tout cela ressemblait à un jeu. Pourtant, l’angoisse affleurait à la surface de sa conscience.