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— Combien ? demanda-t-il.

Mû par un obscur ressentiment, Marc multiplia par deux la somme qu’il avait prévu de demander :

— Dix mille euros.

Vincent traversa son grand bunker. Il ouvrit la porte noire de son local de développement. Au fond, Marc le savait, il y avait un coffre-fort. Pour le matériel, mais aussi pour le fric que les jeunes mannequins lui donnaient en liquide.

— Cinq mille euros, dit-il en posant une liasse sur la table lumineuse. C’est tout ce que j’ai ici. Je te fais un chèque pour le reste.

Marc acquiesça, le regard rivé sur l’argent. Il aurait dû prononcer une phrase de remerciement, mais les muscles de sa gorge étaient trop tendus. Il réussit tout juste à articuler, en prenant le chèque :

— Je te rembourserai…

— Ça presse pas.

— Merci, lâcha-t-il enfin.

— C’est moi qui te remercie. Si t’avais pas décidé d’arrêter nos conneries de paparazzis, je serais encore dans mon arbre, à guetter les starlettes. Et j’aurais raté ma chance.

— Tant mieux.

Marc tenta de sourire, mais ses traits se crispèrent. Vincent le raccompagna jusqu’au seuil. Un lourd rideau dissimulait la porte — une armature d’acier peint, encadrant une vitre épaisse.

— Finalement, continua-t-il en soulevant le rideau, cette histoire de Diana, tout ce bordel, ç’a été mon salut. Dommage qu’on puisse pas en dire autant pour toi.

Marc reçut ces mots comme un coup de cravache. En réaction, son esprit s’embrasa. Il se vit collecter les confessions de Reverdi, découvrir un secret inouï au fond des jungles d’Asie. Il se vit écrire un document unique retraçant son expérience, gagner des prix prestigieux de journalisme, il se vit…

— Mon heure arrive aussi, dit-il les dents serrées. T’en fais pas.

— Qu’est-ce que tu mijotes ?

— Secret professionnel.

— Un jour, tu deviendras dingue avec tes histoires de tueurs.

Les mâchoires plus fermées encore, Marc murmura :

— C’est une quête. J’ai des raisons profondes de la faire.

— Je les connais, tes raisons. Elles devraient plutôt te faire fuir en courant.

— Tu n’es pas dans ma tête.

Vincent lui pressa le bras, avec affection :

— Personne ne voudrait être dans ta tête.

Quinze heures, FNAC Digitale, boulevard Saint-Germain. Marc redoutait ce genre d’expédition. L’attente, la chaleur, le jargon technologique ; les réponses toujours plus compliquées que les questions ; le choix illimité de produits, alors que le premier ordinateur venu ferait l’affaire…

C’est exactement ce qu’il vous faut, assura le vendeur. Marc considéra le nouveau Macintosh qu’on lui proposait : pur, léger, inconnu. Il s’imagina, perdu parmi les fichiers d’aide, mettant deux heures pour débusquer une fonction qu’il sollicitait d’une chiquenaude sur son ordinateur actuel. Il eut une idée. Pour ne pas perdre de temps, il devait acheter exactement le même modèle que le sien :

— Je voudrais une machine de la génération précédente.

— Vous plaisantez ou quoi ? Ça date au moins de deux ans !

Marc n’en démordit pas. Le vendeur eut une grimace de dégoût :

— On fait plus ce genre d’antiquités. Il faut vous orienter vers le marché d’occasion.

À ces mots, son idée gagna des points. Acheter un ordinateur ayant déjà servi, référencé sous le nom du premier propriétaire. Avec un peu de chance, il contiendrait encore les logiciels qui, eux aussi, seraient enregistrés au nom du précédent utilisateur… Une nouvelle façon de brouiller les pistes.

Il partit d’humeur triomphante, avec l’adresse d’un marchand d’occasions situé plus loin sur le boulevard Saint-Germain. Il savourait le moindre rouage de sa stratégie. C’était un jeu. Mais aussi une menace.

Marc trouva exactement ce qu’il cherchait. Un Macintosh Powerbook, doté d’un modem à l’ancienne et fonctionnant selon un vieux système Mac OS 9.2. Une bonne vieille machine, balisée et familière.

Le type du magasin lui proposa de rédiger une facture à son nom : il refusa. On lui offrit une garantie d’un an. Il refusa : il fallait donner ses coordonnées.

En allumant l’engin, dans le magasin, il s’aperçut que la chance était avec lui : le disque dur abritait déjà des logiciels de traitement de texte et de courrier électronique, ouverts au nom de l’ancien propriétaire. Parfait. Le vendeur lui rappela qu’il était illégal d’utiliser ces programmes. Il lui proposa d’acheter les mêmes, dans des versions neuves.

— Je vais réfléchir, souffla Marc, mais c’était tout vu.

Il paya en liquide puis fila avec son carton sous le bras. Dans la voiture, qui retournait sur la rive droite avec lenteur — il était dix-huit heures, la circulation s’engluait —, Marc fit le compte de ses écrans de protection.

Un ordinateur et des logiciels au nom d’un autre. Une boîte aux lettres électronique ouverte par Élisabeth Bremen. Des lignes téléphoniques appartenant à des cybercafés. Et bientôt à des hôtels asiatiques. Pas un seul élément ne permettait de remonter à Marc Dupeyrat.

Littéralement, il n’existait pas.

Mais de quoi avait-il peur ? Que Reverdi découvrît la supercherie ? Comment pourrait-il mener la moindre enquête en prison ? C’était déjà un miracle qu’il parvienne à envoyer des e-mails de Kanara. Son avocat ? Non : il était certain que ce « Wong-Fat » n’était au courant de rien. Un simple instrument, un satellite dans la galaxie Reverdi.

La vérité, il la connaissait : il prêtait des pouvoirs paranormaux au tueur apnéiste. Des dons de divination. Des aptitudes d’ubiquité. Oui : il le redoutait, comme si l’assassin avait pu sortir de prison, ou se glisser parmi les circuits électroniques…

À dix-huit heures, Marc parvint à se faufiler dans une agence de tourisme, qui s’apprêtait à fermer, rue Blanche. Il prit ses renseignements sur les tarifs des vols qui l’intéressaient et les contraintes administratives à prévoir. Sur les trois pays qu’il visait, seul le Cambodge exigeait un visa — et on pouvait l’obtenir sur place, à l’aéroport. Il se renseigna aussi sur le SRAS : rien à craindre de ce côté-là. La maladie semblait maîtrisée. En tout cas en Asie du Sud-Est. Marc remercia la fille du comptoir et promit de revenir lorsqu’il connaîtrait, exactement, sa date de départ.

Ce soir-là, Marc prépara, virtuellement, son sac de voyage. Il lista ce dont il avait besoin et se dit, par exemple, qu’un petit appareil photographique numérique serait le bienvenu. Au fil des lieux que Reverdi lui indiquerait, il pourrait prendre des clichés et effectuer de véritables repérages. Qui sait ? Peut-être que l’assassin le guiderait sur ses propres scènes de crimes…

À cette idée, il tressaillit encore. Se rendait-il vraiment compte de ce qu’il était en train de faire ? Comment allait-il utiliser ces informations, obtenues d’une manière aussi tordue ? Il n’était même pas sûr de les exploiter. Il travaillait pour lui-même. Son scoop ne serait peut-être jamais connu, mais l’essentiel était ailleurs : il allait plonger dans le cerveau du tueur. Il allait regarder, droit dans les yeux, le Mal.

Et peut-être, enfin, comprendre.

La fatigue lui tomba dessus, à vingt-trois heures, comme un lambris de plâtre. Il se coucha sans dîner, presque à tâtons.

Quelques heures plus tard, il ne dormait toujours pas. Il observait, dans l’obscurité, la tache blanche que formait la carte d’Asie du Sud-Est dépliée près de son lit. Sa bonne humeur, son excitation s’étaient évaporées. Il ne restait plus qu’un noyau d’angoisse dans son torse, toujours plus dur, toujours plus blessant. « Il existe, entre le tropique du Cancer et la ligne de l’Équateur, une autre ligne… » C’était un jeu. Mais surtout une menace.