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— Je ne sais pas.

— Où ?

— Vous êtes vraiment curieuse. Je suis désolé, mais c’est vraiment… personnel.

Elle eut envie de le gifler mais elle murmura :

— Peut-être qu’avant votre départ, on aura le temps de se revoir.

Il se leva d’un bond, avec une souplesse étrange, féline.

— Cela aurait été avec plaisir. Mais ça sera trop court.

Il contourna la table et se perdit dans la fumée et le brouhaha — sans un regard, sans un adieu. Khadidja se leva à son tour. Elle était pétrifiée. Le vide qui l’emplissait pesait des tonnes, l’ankylosait jusqu’au bout des doigts.

Pourquoi cette attitude ? Avait-elle rêvé lorsqu’elle l’avait vu dérober la photo ? L’avait-il prise pour une autre raison ? Un fétichiste ? Un maniaque ? Ou bien avait-il senti ses problèmes à elle : la brûlure indienne ?

À cette pensée, sa solitude l’entoura comme un cercle de flammes. Au fond du crépitement, une voix criait :

« J’ai du sable dans le cerveau ! C’est ta faute ! »

31

Quelle emmerdeuse !

Il descendait à pas rapides la rue des Saints-Pères. Bon sang : que lui voulait cette fille ? Elle l’avait littéralement harcelé. Et ces questions sur son voyage ! À croire qu’elle était au courant du projet…

Marc avait décidé de rentrer à pied jusque chez lui, pour se dénouer les nerfs. Mais quand il parvint sur la place du Louvre, il tremblait toujours de la même fureur. Il traversa l’esplanade, sans quitter des yeux le bitume. Pas un regard pour la pyramide étincelante. Pas un cil pour les galeries, qui dessinaient de longues séries d’arcs bleutés.

La présence de Khadidja l’avait tout de suite mis mal à l’aise. Il avait passé un dîner atroce, sentant la femme qui l’observait, le sondait. En conclusion, il avait fallu qu’elle vienne lui parler. Et voilà maintenant qu’elle se révélait être une intellectuelle ! Rien à voir avec l’apprentie mannequin standard, sans couleur ni relief. Il ne comprenait pas l’attitude de cette fille. Dans un autre espace-temps, il aurait pu croire qu’elle lui courait après.

Place du Palais-Royal, il se calma un peu en apercevant l’édifice de la Comédie-Française, brillant dans les ténèbres. Deux heures du matin. Un vent tiède soufflait sur la nuit parisienne, comme pour en balayer les derniers gaz d’échappement et obtenir l’image la plus pure, la plus parfaite. Fontaines éclairées ; cercles de pierres ; longues galeries aux colonnes grises. Un véritable décor du XVIIe siècle, comme jailli d’une pièce de Molière. On s’attendait presque, sous les lanterneaux, à voir apparaître le Commandeur à la poursuite de Dom Juan.

Marc s’assit sur le rebord d’une des fontaines et sentit la fraîcheur de l’eau monter vers lui, l’enlacer comme dans une féerie. Il ferma les yeux, puis les rouvrit, plusieurs fois de suite. Chaque fois, les lumières des arcades se précisaient un peu plus dans sa conscience, s’enfonçaient en lui. Telles des aiguilles d’acupuncture, qui auraient touché ses méridiens de citadin.

Avec le calme, la lucidité revint. Il plongea ses doigts dans l’eau glacée puis se passa la main sur le visage, avant d’admettre la vérité.

Sa colère, il l’éprouvait contre lui-même.

Pourquoi se mentir ? Il était séduit par Khadidja. Comme n’importe quel homme face à une telle beauté. Mais alors qu’un autre aurait tenté sa chance, lui, il avait volé sa photographie pour l’envoyer à un tueur en série. Voilà le genre de mec qu’il était…

Il n’aimait pas l’amour : il aimait la mort.

L’image de Sophie balaya aussitôt ces réflexions. Il était maudit, il le savait. Et malheur à celui ou celle qui l’approcherait de trop près. Il en avait déjà eu la preuve. Deux fois. Voilà pourquoi il devait se tenir à distance de l’amour. Et même de l’amitié. Marc Dupeyrat, quarante-quatre ans, sans épouse ni enfant. Un simple chasseur de crimes, incapable de partager son existence avec qui que ce soit.

Il se remit en marche. La colère avait cédé la place au désespoir. L’avenue de l’Opéra n’arrangeait rien. Longue, large, vide, plus vide encore avec ses boutiques à touristes aux vitrines mortes, qui semblaient appartenir à une autre planète.

Lorsqu’il approcha du Palais-Garnier, il contourna, de loin, ses lumières tapageuses et plongea dans la rue de la Chaussée-d’Antin, totalement noire, où quelques prostituées erraient, solitaires, comme si elles s’étaient trompées de vie. Enfin, il parvint au pied de la colline du 9e arrondissement, qui s’élevait au-dessus de l’église de la Trinité.

Sous son crâne, une énorme idée noire faisait son chemin…

Un quart d’heure plus tard, il pénétrait dans son atelier. Il hésita à allumer. Il apercevait les cartes d’Asie du Sud-Est, punaisées au mur, son sac, qu’il avait abandonné en cours de préparation. Et surtout, son ordinateur, dont le couvercle ouvert brillait dans la pénombre.

Ce fut l’instant de vérité.

Il n’était pas en colère contre Khadidja.

Ni contre lui-même ou sa stratégie hasardeuse.

Il était simplement irrité, infecté, anéanti par l’échec.

Jacques Reverdi ne lui avait pas envoyé d’e-mail.

Depuis plus d’une semaine, il attendait — et avait maintenant perdu tout espoir. Chaque jour, il avait consulté sa boîte aux lettres dans les cybercafés du quartier : aucun message. Reverdi avait abandonné Élisabeth. Il avait renoncé à leur projet commun.

Il s’entendit, une heure plus tôt, prévenir Khadidja : « Je dois partir en voyage. » C’était faux. Personne ne l’avait appelé. Il avait imaginé mille fois son départ, mais on ne lui avait pas écrit. Pas le moindre signe. Un enfant oublié, avec sa valise, sur le quai d’une gare.

Toujours debout, au seuil de l’atelier, il ressentit un flux électrique le long de ses nerfs. Une envie irrépressible de consulter la boîte aux lettres d’Élisabeth. Peut-être que ce soir…

C’était absurde : il avait déjà vérifié sur le chemin du studio de Vincent, à vingt heures, dans un cybercafé situé boulevard Saint-Germain. Et rien ne pouvait s’être passé depuis sa dernière consultation : la nuit s’achevait à peine à Kanara. Pourtant, la fébrilité ne le lâchait plus, une véritable démangeaison dans les membres.

Mais où aller à cette heure ? Il était trois heures du matin. Son regard tomba de nouveau sur son ordinateur. Il s’était juré de ne jamais utiliser ni son Mac, ni sa ligne téléphonique. Aucun lien direct ne devait se nouer, même une seule fois, entre Marc Dupeyrat et Jacques Reverdi.

Mais cette nuit, la tentation était trop forte.

Il opta pour une demi-mesure : utiliser sa ligne de téléphone mais avec son nouvel ordinateur portable — celui d’Élisabeth.

La machine ne mit qu’une minute à présenter son logo de bienvenue.

Marc sollicita le logiciel de courrier électronique et donna le mot de passe d’Élisabeth. Tout à coup, il se raisonna. Il prenait un risque inutile. Tout cela par simple nervosité. Il saisit sa souris pour stopper l’opération avant la connexion quand il reçut une pierre dans le thorax. Il n’avait plus de souffle.

Il avait reçu un e-mail.

Un expéditeur inconnu du nom de « sng@wanadoo.com ». Code limpide : « sng » pour « sang ». « Sang » pour « Reverdi ».

La main tremblante, il ouvrit le message. Sa tête prit feu quand il lut :

« Maintenant. Kuala Lumpur. »