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LE VOYAGE

32

Marc traversa la zone duty-free de l’aérogare 2D de Roissy-Charles-de-Gaulle. Cigarettes, bouteilles d’alcool, sucreries : les denrées étaient entassées en murailles, comme en prévision d’un siège. Il découvrit d’autres boutiques, franchit les effluves des parfums, ignora les vêtements chics, les équipements technologiques, les gadgets inutiles. Il songeait à un sas de consommation, aux lumières trop violentes, où les vitrines surchargées vous ordonnaient d’acheter jusqu’au délire, comme si c’était pour la dernière fois.

Il s’installa dans la salle d’embarquement, tapotant légèrement le cartable qui contenait son ordinateur. Il avait mis deux jours à se résoudre au départ. Après le message de Reverdi et son effet d’exaltation, il s’était dégrisé brutalement, prenant la mesure des véritables enjeux du voyage. Tout le dimanche, il avait ruminé. Parfois, il grelottait de frousse et pensait à tout abandonner. La seconde suivante, il éprouvait une chaleur bienfaisante — la satisfaction d’avoir réussi à prendre au piège un meurtrier redoutable. Au fond, que risquait-il ?

C’était le choix de la première destination qui l’inquiétait. Pourquoi la Malaisie ? Reverdi n’allait-il pas demander à Élisabeth de venir le visiter à la prison de Kanara ? Impossible : ce n’étaient pas les règles du jeu. Il s’agissait plutôt de suivre le fil de la vérité, mais à rebours, en commençant par la fin. Là où tout s’était achevé pour Reverdi.

Peu à peu, il remonterait jusqu’à la source de la « ligne ».

Le mardi, il s’était enfin décidé : il s’était inscrit en liste d’attente sur le vol du lendemain de la Malaysian Airlines. Puis, à dix heures du matin, il s’était risqué à envoyer son premier e-mail à Reverdi, d’un cybercafé du quartier. Il avait annoncé son départ mais n’avait donné ni sa date d’arrivée exacte, ni les coordonnées de son vol, prenant encore d’inexplicables précautions.

Durant cette dernière journée, il avait attendu une réponse — en vain. Sans doute recevrait-il des consignes à Kuala Lumpur. Il était maintenant sûr que Reverdi l’enverrait à Papan, au sud-ouest du pays, où il avait été arrêté. La voix de l’hôtesse retentit dans la salle : on embarquait.

Il retrouva avec plaisir le logo de la Malaysian Airlines — ce seul signe lui rappelait ses années de reportages. Puis les hôtesses, sans doute chinoises, dont le teint très pâle contrastait avec leur robe turquoise. Les couleurs, les sourires : tout prenait déjà un goût d’Asie, suave et doucereux. Marc se blottit à sa place, près du hublot, et sentit aussitôt la fatigue s’abattre sur lui. La compression de ses tympans, au moment du décollage, l’acheva.

L’avion n’avait pas atteint son altitude de croisière qu’il dormait déjà.

Quand il se réveilla, tout était immobile. Dans la pénombre, on ne percevait plus que le chuintement du système de pressurisation et le bruit lointain des réacteurs. Marc lança des regards autour de lui. Les passagers, sous leur couverture, évoquaient des cocons monstrueux, avec des pansements sur les yeux. Marc se passa la main sur le visage : il sortait lui-même d’un cauchemar effrayant.

En s’excusant à voix basse, il bouscula ses voisins et partit se rafraîchir dans les toilettes. Il s’observa dans la glace puis murmura : « d’Amico », « Prokofiev », « La Fontaine »… Depuis combien de temps n’avait-il pas fait ce rêve ?

Il ne s’agissait pas d’un rêve, il le savait, mais d’un souvenir.

Il retourna s’asseoir et se prépara à affronter sa propre mémoire.

1976. Lycée Jean-de-la-Fontaine.

Marc venait d’intégrer une classe pilote, où les élèves partageaient leur temps entre l’enseignement classique et la pratique de la musique. Dans ce lycée traditionnel, ils ressemblaient à des objecteurs de conscience, qui auraient dit « non » à la physique et à la géographie au profit de l’harmonie et du contrepoint. Une autre différence les marquait : pour la plupart, ils étaient de sexe masculin. Or, La Fontaine était un lycée de jeunes filles. Mais surtout : ils étaient pauvres. C’était leur grande singularité dans ce repaire de filles de famille, situé dans les beaux quartiers du 16e arrondissement. Marc, seize ans, comprit tout de suite que son chemin jusqu’au bac ressemblerait à une mise en quarantaine, où il faudrait oublier toute velléité de drague — les jeunes héritières les toisaient, lui et les siens, comme des clochards qui auraient forcé les portes du palais.

Il s’en moquait : il était plutôt intéressé par les différences qui régnaient à l’intérieur même de leur classe. Comme sur un clavier de piano, il y avait, parmi les élèves, les touches blanches et les touches noires. Les notes pleines, majeures et sans mystère, et les notes altérées, mineures, tourmentées. Il y avait les musiciens qui appartenaient à la lumière, à la simplicité, et ceux qui appartenaient à la douleur — les oiseaux blessés.

Les premiers avaient choisi la musique comme ils auraient choisi la fonction publique. Ils étaient pour la plupart fils de musiciens d’orchestre et avaient opté eux-mêmes pour des instruments d’ensemble — basson, alto, trombone… Les autres, les poètes, jouaient du piano, du violon, du violoncelle. Ils se rêvaient concertistes, compositeurs, révolutionnaires — et suicidés.

Les touches blanches n’étaient pas moins douées que les touches noires. Au contraire. La musique coulait sous leurs doigts avec évidence. Pour eux, l’oreille absolue, le sens de l’harmonie, la virtuosité allaient de soi, comme la faculté de respirer ou de marcher. Les touches noires jouaient avec passion, mais manquaient souvent de technique. En un sens, et c’était cela le plus étrange, les touches blanches « étaient » la musique. Elle ne leur posait aucun problème. Encore moins d’angoisse.

Les touches noires étaient l’ombre de la musique.

Bien sûr, Marc appartenait à la partie sombre de la classe. Il s’était lié avec les éléments les plus obscurs. Grégoire Debannier, homosexuel exubérant, spécialiste de la musique de la Renaissance, qui racontait avec complaisance ses frasques sexuelles dans les toilettes du Palace puis, sans aucune raison, entonnait une chanson de Clément Janequin. Éric Chausson, colosse aux orbites basses, cancre, rugbyman, mais aussi bouddhiste et sorcier. Une brute rivée sur son silence, dont les doigts épais ne cessaient de feuilleter des petits « Que sais-je ? » consacrés à la spiritualité et qui pouvaient égrener, avec la plus pure légèreté, les arpèges des Impromptus de Schubert. Philippe Manganeau, qu’on aurait pu prendre pour une touche blanche, tant son allure était banale, mais qui était pourtant l’un des plus rebelles. Avec ses lunettes d’écaille, ses chemises écossaises et ses parents assureurs, il vivait ses origines bourgeoises comme une maladie génétique. Il caressait son violon à la manière d’un terroriste qui caresse sa bombe avant l’attentat. Et quand il parlait de tout larguer, chacun savait qu’il serait le premier à le faire, parce qu’il avait absolument « tout » à perdre et qu’il s’en réjouissait d’avance.

Mais le plus noir d’entre tous, le vrai prince des ténèbres, c’était d’Amico. Marc ne se souvenait plus de son prénom, seulement de ses origines italiennes et de sa grosse tête flamboyante à chevelure noire. Au départ, d’Amico était violoncelliste. Mais il s’était spécialisé dans les instruments à cordes exotiques : guitare péruvienne, balalaïka, viole mongole… À ses yeux, la musique possédait une vocation cabalistique, qui révélait le sens secret de l’univers. Marc se souvenait de ses questions matinales, en cours de maths : « Comment exprimer le Mal ? murmurait-il. Par le chromatisme. Les demi-tons expriment le glissement vers Thanatos… » Ou sa passion pour la quinte altérée, surnommée « la quinte du diable ». Lorsque d’Amico composait, il s’agissait toujours d’aubades « maléfiques », d’oratorios dédiés aux « spectres » ou de cantates « diffamatoires », qui accumulaient les ruptures, les dissonances.