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D’Amico participait à toutes les matières avec enthousiasme. Il multipliait les interventions, se portait toujours volontaire pour les exposés. Marc le revoyait encore, debout sur l’estrade, faisant écouter à la classe stupéfaite le finale du Deuxième concerto pour piano de Prokofiev, en mimant, joues gonflées et paumes ouvertes, la corne de brume qui couvrait les staccatos du piano. Ou encore, en cours de lettres, déclamer un exposé sur Howard Phillips Lovecraft, en répétant, index dressé, coulant un regard noir vers la professeur, comme si elle était personnellement responsable de ce qu’il assenait : « Lovecraft était éboueur ! É-bou-eur ! Personne ne l’a jamais compris ! »

L’adolescent avait réussi à se faire détester de tous, à l’exception de Marc. Sa fébrilité, son comportement imprévisible, ses réflexions absurdes suscitaient l’incompréhension et la haine. Des détails aggravaient sans cesse le malaise qu’il provoquait : lorsqu’il éclatait de rire, c’était toujours trop fort, et comme à moitié, s’arrêtant en suspens. Lorsqu’il essayait d’être drôle, il tombait à côté et s’énervait à la manière d’un enfant incontrôlable. Il multipliait les habitudes bizarres. Il portait des bottines de mauvais cuir, dont il ne fermait jamais les fermetures Éclair. Lorsqu’il se mouchait, il contemplait longuement sa propre morve, avant de replier son mouchoir avec soin. Plus inquiétant, d’Amico ne se séparait jamais d’un rasoir — un objet ancestral, à manche de corne, piqué à son père, coiffeur à Bagnolet. Souvent, on pouvait le voir, dans un coin de la cour, trancher lentement les pages de son livre fétiche Le Moine, de Matthew Gregory Lewis. Les jeunes héritières l’avaient surnommé Jack l’Éventreur.

Finalement le rasoir fut le seul élément qui trouva sa cohérence. Près de trente ans après les faits, Marc s’interrogeait encore : aurait-il pu prévoir ce qui s’était passé ? Aurait-il dû percevoir la signification de cette arme, qui ne quittait jamais le violoncelliste ? La véritable question était : combien de temps un corps humain met-il pour se vider de son sang ?

Marc, lui, avait mis un cours entier — quarante-cinq minutes — à s’inquiéter de l’absence de son meilleur ami. Il avait pris le chemin de l’infirmerie et s’était arrêté, par réflexe, dans les toilettes, au bout du couloir du troisième étage. Il avait longé les lavabos, poussé plusieurs portes, puis aperçu les bottines ouvertes, dans la dernière cabine. D’Amico baignait dans un carré de sang, tête contre la cuvette. Au lieu d’assister au cours de géographie, il avait préféré s’ouvrir les veines. Par bravade — mais une bravade dans son style, c’est-à-dire inintelligible —, il s’était placé lui-même le manche du balai des toilettes dans la bouche.

Ce geste avait une explication : Marc l’apprit plus tard par Debannier, le spécialiste de la Renaissance. Il avait initié l’Italien aux plaisirs homosexuels et ce dernier avait apprécié l’expérience. Trop, sans doute. À l’idée d’annoncer cette métamorphose à ses parents — un coiffeur macho et une mère bigote —, il avait préféré descendre définitivement du train.

L’explication sonnait creux. Marc le savait : d’Amico n’aurait pas craint d’avouer son homosexualité à ses parents. Au contraire : il ne manquait jamais une occasion de les scandaliser. D’ailleurs, il en était sûr : le balai dans la bouche leur était destiné, « personnellement ». Alors pourquoi ce suicide ? La seule explication que Marc avait pu trouver — et c’était bien la signature de d’Amico —, c’était qu’il n’y en avait pas. Une fois de plus, il s’agissait d’un acte incohérent. Qui donnait au personnage son ultime non-sens.

L’autopsie avait conclu que d’Amico, assis sur la cuvette, s’était évanoui en perdant son sang. Il avait glissé et s’était brisé la nuque sur le rebord de faïence. L’hémorragie s’était arrêtée. Il n’y avait donc pas eu autant de sang que dans le cauchemar récurrent de Marc. En vérité, il n’en avait aucun souvenir. Lorsqu’il avait découvert le corps de son ami, Marc s’était évanoui. Il s’était réveillé une semaine plus tard, la tête vide. Il ne se rappelait ni la scène, ni même les quelques heures qui l’avaient précédée. C’était cette amnésie rétroactive qui l’obsédait. Il était certain d’avoir parlé à d’Amico avant la classe. Que s’étaient-ils dit ? Marc aurait-il pu prévoir — empêcher — ce suicide ? Pire encore : avait-il eu au contraire un mot malheureux qui avait précipité l’acte du musicien ?

Le signal lumineux s’alluma dans la cabine.

Ils étaient en train d’atterrir.

Il boucla sa ceinture et sentit qu’une nouvelle détermination le saisissait. L’importance de sa mission lui apparut de nouveau. Il se rapprochait du tueur. Il se rapprochait de la vérité de la mort. Confusément, il espérait que ce voyage le libérerait de ses propres hantises.

33

Klia. Kuala Lumpur International Airport.

Une sorte d’immense centre commercial, sur plusieurs niveaux, où la température ne devait pas excéder quinze degrés. Lorsqu’on atterrit en Asie du Sud-Est, on s’attend à une chaleur suffocante. Mais c’est souvent un froid polaire qui vous attend, à hauteur de la fournaise qui rôde au-dehors.

Marc récupéra son bagage et s’orienta à vue, repérant un train intérieur qui le propulsa dans un autre satellite par lequel, après une longue marche, il put enfin accéder à la touffeur tropicale.

Le choc fut de courte durée. Une température sibérienne l’attendait dans le taxi. Se carrant dans son siège, il retrouva la Malaisie qu’il connaissait. Il était venu à deux reprises. La première fois pour réaliser une série de reportages sur les familles de sultans qui règnent sur le pays à tour de rôle. La seconde pour couvrir, en 1997, le tournage du film Entrapment, avec Sean Connery et Catherine Zeta-Jones, qui racontait un braquage au sommet des tours Petronas, les plus hautes de Kuala Lumpur — et du reste du monde.

À dominante verte, la ville flamboyait à l’horizon. Sur un plateau cerné de collines et de forêts, ses tours de verre se dressaient comme les pièces d’un échiquier géant. Flammes de schiste, lames de glace, flèches translucides : à cette distance, elles miroitaient dans le soleil et évoquaient des flacons de parfum ou de lotion d’après-rasage.

À l’intérieur de la ville, on découvrait des avenues larges et boisées, toujours aérées. Rien à voir avec les mégapoles asiatiques surchauffées, fourmillantes, accablées de misère et de pollution. Kuala Lumpur était une cité résidentielle géante, qui respirait l’opulence. Elle arborait ce vernis artificiel propre aux villes américaines, où tout est neuf, propre, bien peigné — mais où tout sonne creux, factice. Seuls les mosquées à dôme coloré et les anciens bâtiments coloniaux anglais donnaient un grain de réalité à ce décor, rappelant qu’il y avait eu une vie ici avant la croissance économique et la fièvre moderne.

Marc donna au chauffeur les noms d’avenues du centre : Jalan Bukit Bintang, Jalan Raja Chulan, Jalan Pudu, Jalan Hang Tuah… C’était là que se situaient les grands centres commerciaux, les hôtels de luxe, mais aussi, dans les rues perpendiculaires, les petites « guest-houses » à prix raisonnables. Dans une impasse, il dénicha, entre deux salons de massage, un hôtel à sa mesure.